Vers des échanges d’énergie «entre amis»
Anna Creti
Patrice Geoffron
Anna Creti
Patrice Geoffron
En avril 2022, la secrétaire au Trésor américain, Janet Yellen, a prôné la recherche d’un friendshoring, c’est-à-dire des relations commerciales entre partenaires de confiance et une localisation des investissements dans ce périmètre en déclarant : « Favoriser la “délocalisation amicale” des chaînes d’approvisionnement vers un grand nombre de pays de confiance, afin que nous puissions continuer à étendre l’accès au marché en toute sécurité, réduira les risques pour notre économie, ainsi que pour nos partenaires commerciaux de confiance » [Yellen, 2022]. La guerre en Ukraine a conduit à une mise en application de cette injonction, les Européens devant réorganiser leurs approvisionnements énergétiques dans l’urgence et restaurant auprès d’«amis» (États-Unis, Norvège…) la sécurité d’approvisionnement mise à mal à la suite de l’agression russe. Les conséquences économiques du conflit ont largement dépassé les frontières de l’Union européenne (UE), en perturbant à la fois les routes mondiales d’acheminement des hydrocarbures (embargos, restrictions de l’assurance des tankers), ainsi que le niveau et les mécanismes de formation des prix (prix-plafond, rabais forcés…). En conséquence, le monde énergétique tend à se recomposer entre un «marché russe» (les pays qui acceptent de commercer avec la Russie) et un «marché non russe» (les autres), avec des passerelles (comme l’Inde qui raffine du brut russe en partie réacheminé vers l’Europe). Cette crise pourrait annoncer une ère postmondialisation. Elle fait aussi apparaître, d’emblée, les limites du friendshoring : si les États-Unis ont été les principaux pourvoyeurs de gaz naturel liquéfié vers l’Europe (en compensation partielle de la chute des approvisionnements russes via les gazoducs transeuropéens), le plan américain de lutte contre l’inflation (Inflation Reduction Act) est fondé sur un subventionnement massif des investissements décarbonés qui met l’industrie européenne au défi. Surtout, ces fractures accroissent l’indétermination dans la lutte contre le changement climatique. D’un côté, l’accord de Paris repose foncièrement sur des mécanismes de coopération qui sont peu dans l’air de ces temps guerriers ; mais, d’un autre, cette crise énergétique vient révéler l’ampleur des risques d’une dépendance aux énergies fossiles (tout en tirant leurs prix vers le haut), qui ne peut qu’inciter à accélérer les efforts de décarbonation. Comme le constate dès à présent l’Agence internationale de l’énergie [AIE, 2023] : «La dynamique des investissements dans les énergies propres résulte d’un puissant alignement des coûts, des objectifs de sécurité climatique et énergétique et des stratégies industrielles. […] Pour chaque dollar dépensé dans les combustibles fossiles, 1,7 dollar est désormais consacré aux énergies propres. Il y a cinq ans, ce rapport était de 1 pour 1.» Dans ce chapitre, l’objectif est à la fois de dessiner la nouvelle géographie des échanges d’énergies fossiles et leurs règles émergentes, telles qu’issues du choc de 2022, et d’envisager les incidences de ces bouleversements sur les politiques de lutte contre le changement climatique.
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