Le blog du CEPII

L'Europe aussi sait faire émerger des géants industriels

La politique de la concurrence de Bruxelles, qui a empêché la fusion Alstom-Siemens, est efficace car elle profite aux consommateurs. Et les refus de fusion restent rarissimes.

Tribune parue dans Challenges du 6 juin 2019, par Thomas Philippon, professeur à la New York University. Co-écrite avec Anne Perrot (Paris 1) et Sébastien Jean (CEPII).
Par Thomas Philippon, Sébastien Jean, Anne Perrot
 Billet du 18 juin 2019


Entre les géants de la tech américaine et les mastodontes industriels chinois, le Petit Poucet européen serait-il condamné à subir la loi de ces deux concurrents, faute de pouvoir regrouper ses forces à coups de concentrations ? C'est le questionnement qui affleure sous beaucoup des critiques reprochant à l'Europe sa naïveté à appliquer sa politique de la concurrence. En mettant en oeuvre un mandat de défense des consommateurs et de préservation des conditions de concurrence, l'Europe tient ce cap. Ce qui ne semble pas être le cas des États-Unis, à en juger par la nette augmentation de la concentration et des marges des entreprises depuis le début de ce siècle. On aurait tort de s'en plaindre : de 2000 à 2015, les prix ont augmenté de 15 % de plus aux États-Unis qu'en Europe, mais les salaires de seulement 7 %. Pour un travailleur européen au salaire médian, cela représente une hausse de 8 % du pouvoir d'achat en comparaison de son homologue américain. Cette concurrence soutenue en Europe n'a pas entravé l'investissement ni les gains de productivité comparativement aux États-Unis.
 

Marges bénéficiaires (en % de la valeur ajoutée)

Sources : OCDE, STAN
Avec le mouvement de concentration aux États-Unis, les prix y ont augmenté de 15 % de plus qu'en Europe de 2000 à 2015.


Elle n'a pas, non plus, empêché l'émergence d'entreprises européennes de grande taille – sept refus depuis le début de la décennie sur près de 3 000 opérations notifiées.

Imiter ce relâchement de la concurrence observé aux États-Unis n'est donc pas la bonne stratégie. Mais il faut savoir comment se défendre face à des pratiques contestables, comme en Chine, où l'État a souvent organisé les concentrations. La réponse tient dans la bonne articulation de deux instruments. Tout d'abord, la politique de concurrence, compétente pour l'ensemble des effets sur le marché européen, même s'agissant d'entreprises étrangères. Elle doit être plus réactive pour que les acquisitions visant à étouffer la concurrence soient empêchées, y compris celles de jeunes pousses. Ensuite, la politique commerciale. L'exigence du principe de réciprocité doit être renforcée et portée au niveau européen par un « procureur commercial » pour mieux se protéger contre les pratiques déloyales : utilisation plus rapide des instruments de défense commerciale (antidumping et antisubventions), renégociation des règles multilatérales sur les subventions industrielles, recours bien ciblés auprès de l'OMC, réciprocité dans l'ouverture des marchés publics, filtrage des investissements étrangers directs… À condition de ne pas se tromper de priorité, le Petit Poucet ne manque pas d'instruments pour faire valoir efficacement ses intérêts.


 
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