Le blog du CEPII

Les "nouvelles routes de la soie" : essai d'évaluation
(1/4) Une vision chinoise de la mondialisation

Depuis plus de trente ans la Chine enregistre des excédents commerciaux exceptionnels et accumule des réserves financières hors du commun qui représentent près de deux fois celles de son suivant immédiat le Japon. Ces excédents incommodent ses partenaires les plus importants tels que les États-Unis et l’Union européenne.
Par Michel Fouquin, Jean-Raphaël Chaponnière
 Billet du 7 janvier 2019


Que faire des excédents ? 2013 l’année décisive

La Chine elle-même s’interroge sur ce qui serait l’usage le plus efficace de ces excédents. À partir de 2013, en donnant à ses concitoyens une plus grande liberté de voyager à l’étranger, elle parvient à réduire de moitié ses excédent courants. L’autre stratégie consiste à se détourner des bons du Trésor américains, liquides mais peu rentables, pour se lancer dans l’acquisition d’entreprises étrangères tout azimut. Ces sorties massives de capitaux feront de la Chine le deuxième investisseur mondial en 2016.

Le Président Xi Jinping lance, aussi en 2013, un programme pharaonique à très long terme d’investissement pour le développement accéléré des connections entre toutes les régions du monde, remettant au goût du jour le concept des « routes de la soie », dont la traduction anglaise a été rebaptisée Belt and Road Initiative (BRI). Ce projet a plusieurs objectifs[1].Tout d’abord il vise à renforcer les liens de la Chine avec son environnement asiatique proche et au-delà, au plan planétaire, il vise à la création d’un nouvel ordre du monde en remplacement de celui que l’Occident a imposé par les accords de Bretton Woods après la Seconde Guerre mondiale. La Chine cherche à travers ce projet à affirmer son leadership sur le processus de mondialisation à l’époque de la révolution numérique, défendant le multilatéralisme et adoptant la posture de l’hégémon bienveillant pour les décennies à venir.

Une confrontation ancienne avec l’Occident

On se souvient sans doute que la Chine s’est toujours pensée comme le centre du monde jusqu’à ce que l’Occident lui démontre brutalement le contraire en lui imposant les traités inégaux. Avec la Révolution communiste la Chine prépare sa revanche en tentant d’exporter son modèle au monde entier (en concurrence avec l’URSS) autour d’une coexistence pacifique symbolisée par le mouvement des pays non alignés. à la mort de Mao, Deng entame un virage brutal de la stratégie chinoise qui consiste à s’insérer dans le système économique mondial tel qu’il est et en adaptant ses structures économiques selon le principe d’un socialisme à économie de marché, sous l’autorité du PCC, parti unique.

Après avoir remplacé Taïwan à la Banque mondiale et au FMI en 1980, la Chine accélère son insertion dans l’économie mondiale. Elle adhère en 1991 à l’APEC (Asia-Pacific Economic Cooperation). À la suite de la crise asiatique de 1998, elle se joint à la Corée du Sud et au Japon au sein de la Chiang Mai Initiative (CMI), accord multilatéral de swap de devises permettant  de gérer les problèmes de liquidités à court terme dans la région. Cet accord devient multilatéral sous le nom de Chiang Mai Initiative Multilateralisation (CMIM) Agreement en 2010 – y associant les pays de l’ASEAN – afin de réduire la dépendance des pays d’Asie à l’égard des grandes institutions internationales (FMI et BM).

L’adhésion de la Chine à l’OMC (2001) et les concessions majeures qu’elle accepte alors[2] sont le signe décisif que la Chine s’engage à respecter les règles du jeu multinational[3].

Le succès économique est au rendez-vous ce qui conforte l’engagement chinois pour le multilatéralisme. Depuis lors la Chine multiplie les accords régionaux de libre-échange : quinze accords signés et onze en cours de négociation. Sans compter les multiples accords de partenariat signés avec des pays africains.

Face à la Chine les États-Unis passent par quatre phases :

  • 1950-1972 : confrontation avec les guerres de Corée et du Vietnam, et la création de l’OTASE, 

  • 1972-1980 : période d’observation pacifiée avec la reconnaissance de la Chine par Nixon,

  • 1980-2001 : ouverture et négociations conduisant à l’adhésion de la Chine à l’OMC,

  • Depuis 2008 les États-Unis oscillent entre négociation et confrontation.

Prenant conscience des conséquences majeures de la montée en puissance de la Chine, Obama initie en 2011 une politique dite du « Pivot vers l’Asie » qui se concrétise par un vaste projet d’accord de libre-échange TPP (Trans-Pacific Partnership) signé début 2016 entre 12 pays, excluant la Chine. Avec Trump l’ambiguïté est levée et commence une nouvelle phase de confrontations où la Chine est désignée comme adversaire stratégique des États-Unis. Le rejet du multilatéralisme conduit Trump à sortir les États-Unis du TPP et de l’accord de Paris sur le climat. Ce faisant il cède à la Chine le flambeau du multilatéralisme.

BRI un contenu à géométrie variable

En lançant ce projet, Xi Jinping renoue avec une très ancienne tradition chinoise de travaux gigantesques qui ont marqué son histoire depuis la construction de la Grande Muraille jusqu’au Grand Canal qui relie sur plus de mille sept cents kilomètres le Sud au Nord de la Chine. Au temps du Grand Bond en Avant, Mao avait songé à relancer de gigantesques projets de barrages hydroélectriques sur le Yangzi Jiang mais la Chine ne disposait pas à l’époque des moyens techniques et humains nécessaires. Finalement, c’est Li Peng, Premier ministre, qui lance les travaux du barrage dit des Trois Gorges en 1992, avec l’approbation, chose exceptionnelle en Chine, des deux tiers seulement des votes du Congrès National du Peuple. Ce barrage est la plus grande centrale hydroélectrique du monde. Li Peng est aussi celui qui dès 1996 lance l’idée des « nouvelles routes de la soie » reprise en 2013 par Xi Jinping qui en fait un guide majeur de sa politique tant nationale qu’internationale.
 

Crédit : hakule par IStock


Les observateurs étrangers ont du mal à saisir le contenu de ce projet qui ne cesse de s’élargir. Pour ce qui est de la couverture géographique, on est passé d’un projet visant à améliorer l’interconnexion entre l’Europe et l’Asie, à un projet élargi à l’Australie, à la Nouvelle Zélande, à l’Afrique subsaharienne, au Maghreb et aux pays latino-américains ; la ceinture terrestre se double d’une route maritime à travers la mer de Chine, l’Océan indien et le long du continent africain et d’une autre route qui se projette à travers le Grand Nord et l’Arctique mais qui ne semble pas avoir un grand avenir[4].

Bien sûr, le financement et la réalisation de projets d’infrastructures : routes, voies ferrées, ports, zones industrielles, production électrique (dont de nombreuses centrales au charbon), de télécommunications intercontinentales et régionales, ainsi que de nombreux projets immobiliers et touristiques, restent au cœur du projet. Mais ils associent de plus en plus d’investissements immatériels allant de la recherche sur les nouvelles technologies de l’information, à la création d’universités, de systèmes de sécurité, de multiples forums de Brain Storming sur la mondialisation et sur la coopération internationale, qui font de la BRI un projet global de mondialisation aux normes chinoises.

Enfin l’initiative des routes de la soie est aussi un projet cohérent avec la politique de renforcement du rôle des grandes entreprises d’État chinoises qui dominent le secteur des infrastructures[5]. Ce secteur est en crise de surcapacité de production depuis la fin du plan de relance massif qui avait suivi la crise mondiale de 2008. La BRI  correspond aussi à des objectifs d’aménagement du territoire propre à la Chine. Il s’agit de réorienter la croissance chinoise vers les régions les moins favorisées de l’Ouest de la Chine[6] et d’une manière générale de réorienter le développement économique mondial vers l’Eurasie, une sorte de stratégie de contournement des États-Unis.

 


[1] Alice Eckman et alii. 2018. La France face aux Nouvelles routes de la soie chinoises. Études de l'Ifri, 8 octobre.

[2] À la différence de l’Inde qui, faisant partie du GATT depuis 1948, n’avait pas eu à faire de telles concessions et a pu maintenir aujourd’hui encore une économie très protégée.

[3] Même si aujourd’hui, 17 ans après, on s’aperçoit que les règles de l’OMC sont insuffisantes en matière de subventions et de protection de la propriété intellectuelle notamment.

[4] Jules Hugot et Camilo Umana Dajud. 2018. Les nouvelles routes polaires changeront peu la géographie du commerce mondial. La lettre du CEPII, n° 392, octobre.

[5] En revanche l’économie numérique est dominée par des entreprises privées géantes très liées cependant au régime (Baidu, Alibaba, Tencent, Huawei, Xiaomi etc.). Celles-ci ont pour mission de mener le pays au leadership mondial de ces technologies.

[6] Peter Ferdinand. 2016. Westward ho- the China dream and « one belt, one roar »: Chinese foreign policy under Xi Jinping. International affairs n° 92-4, pages 941-957



Jean-Raphaël Chaponnière est chercheur associé à Asia Centre et à Asia21
Commerce & Mondialisation  | Economies émergentes  | Politique économique 
< Retour