Le blog du CEPII

Transformer le régime de croissance* (4/4)
Pour une croissance inclusive et soutenable

Le capitalisme financiarisé a déployé un régime de croissance qui évolue sur une trajectoire qui n’est pas viable face aux défis de ce siècle. Cette variété de capitalisme ne peut soutenir temporairement la croissance qu’au prix de l’instabilité. C’est la nature même du momentum financier.
Par Michel Aglietta
 Billet du 17 décembre 2018


Au-delà du problème de la stabilité macro financière, ce régime de croissance pose des problèmes bien plus profonds : la montée des inégalités sociales aux extrêmes, l’immense concentration du pouvoir et de la richesse des classes dirigeantes, la multiplication des rivalités géopolitiques, le déclin relatif de la puissance hégémonique. En outre, les défis planétaires de ce siècle, du changement climatique à l’inégale répartition des ressources, l’eau au premier chef, à leur épuisement, en passant par la destruction des écosystèmes, interpellent la logique productiviste de la croissance qui a prévalu depuis la révolution industrielle.
 

La soutenabilité sous l’angle de la monnaie carbone et de la finance pour le climat

Michel Aglietta, Liesbeth de Fossé, Étienne Espagne et Antonin Pottier explorent un modèle macroéconomique susceptible de mobiliser la finance grâce à une diversité de moyens de politique climatique.

La transition vers l’économie bas carbone peut être vue comme l’opportunité de sortir de l’équilibre de basse croissance. La qualité de la croissance est devenue un thème majeur. Pour cela il faut que soient conçues des politiques capables de développer les technologies « bas carbone » en engageant des investissements innovants qui transforment les structures de production et les modes de consommation.

Les dégâts du changement climatique se dérouleront à un horizon bien supérieur à celui pris en compte par les financiers, les hommes politiques, ou même les élites technocratiques. La tragédie de l’horizon réside dans l’invisibilité des risques pour ces acteurs. Briser la tragédie de l’horizon nécessite de mobiliser dès maintenant des ressources considérables dans des investissements qui éviteront des dégâts catastrophiques d’ici la fin du siècle. Il faut donc s’extirper du court termisme de la finance contemporaine pour pouvoir financer des investissements lourds et risqués qui apporteront une utilité sociale essentielle dans plusieurs décennies. Cet enjeu échappe au calcul économique usuel.

Malheureusement on ne dispose pas actuellement des outils de modélisation macroéconomique capables d’étudier des scénarios crédibles avec certitude en dépit des avancées remarquables du GIEC. Il faut une connaissance préalable de l’impact climatique entendu comme le croisement de l’effet d’une variation dans la distribution d’un certain type d’événement naturel, et l’effet d’une distribution de réactions de la société à ce type d’événement. De la sorte, une fonction de réponse globale peut empiriquement (si les données sont disponibles) être reconstituée, qui n’a rien à voir avec l’impact climatique émergent d’un modèle à agent représentatif rationnel ! Or on ne dispose pas de la connaissance de tous les facteurs explicatifs possibles pour garantir une inférence causale. Il faut se contenter des études microéconomiques faisant apparaître de multiples impacts de dommages climatiques sur l’économie, la société et la démographie. L’important est d’observer les interactions entre l’humain et le climat à des échelles locales dans de multiples dimensions. Ensuite il faut en induire une représentation des dommages au niveau macroéconomique, prenant en compte l’accroissement de l’incertitude avec la hausse des températures.

Enfin et contrairement aux modèles existants, il faut modéliser la monnaie et la finance d’une manière compatible avec la logique sous-jacente au cycle financier de manière à rendre possibles des trajectoires de long terme divergentes sous l’impact de bifurcations climatiques. Nous avons ainsi construit un modèle exploratoire reliant monnaie, finance et climat pour simuler les effets macroéconomiques de différentes fonctions de dommages.
 

De la transition énergétique douce vers une économie soutenable

Pour étudier différentes politiques il faut faire interagir la fonction qui décrit les coûts d’abattement du carbone avec la fonction agrégée de dommages. On étudie ainsi plusieurs politiques dites « bas carbone » à partir de trois instruments : la taxe carbone, les subventions aux investissements « bas carbone » et un taux d’intérêt « vert ». Ces politiques sont croisées avec différentes fonctions de dommage. Pour ce faire on simule un modèle à deux secteurs, de sorte que la politique d’abattement se traduise par la substitution dans le temps d’un secteur à technologie brune par un secteur à technologie verte.

On aboutit à la conclusion provisoire de cette modélisation exploratoire. La combinaison de plusieurs outils alternatifs de politiques d’incitation et de financement de la transition bas-carbone peut améliorer les conditions financières dans lesquelles les firmes émettrices et non-émettrices de GES passent par la transition. Cette combinaison peut permettre de réduire le stress financier sur le secteur conventionnel et améliorer la profitabilité du secteur vert, ce qui est un fort stimulant pour l’investissement bas-carbone.

Mais ce n’est qu’une phase exploratoire dans les changements structurels nécessaires pour atteindre la neutralité carbone au-delà de 2050 et développer les moyens d’adaptation au risque climatique d’un côté, le développement inclusif et soutenable de l’autre. La qualité de la croissance est devenue un thème majeur, promu par les Nations Unies. Il s’agit de donner un nouveau sens à la notion de valeur, bien au-delà de sa signification marchande. Dès lors que l’on a compris que le paradigme de l’économie pure ne peut résoudre aucun des problèmes concernant la répartition des richesses, le chômage involontaire ou la pauvreté, on est confronté au choix social. Or un résultat théorique puissant et incontournable, démontré par Kenneth Arrow, est que la justice sociale est totalement séparée du libéralisme économique. En effet, il est impossible d’agréger de manière incontestable des préférences individuelles hétérogènes dans une fonction de bien-être social. Cela veut dire qu’il est impossible de se prononcer sur des problèmes de répartition et de pauvreté dans une perspective utilitariste. Il s’ensuit que la question du choix social repose sur une idée étrangère à l’utilitarisme, celle de la justice comme équité. La percée conceptuelle a été effectuée par John Rawls qui pose que l’équité est à la racine de la justice.

La conclusion générale montre comment on doit comprendre la démarche de Rawls et notamment le sens du concept de voile d’ignorance pour parvenir aux principes de la justice comme équité. Ces principes s’appliquent à la distribution de ce que Rawls appelle les biens premiers dont nul ne doit être dépourvu dans une société juste. Le premier principe est le droit égal à un système le plus étendu possible de libertés réelles, c’est-à-dire de la capacité de développer son projet de vie sur la base de l’usage des biens premiers. Car la pauvreté, résultant du déni des biens premiers à une partie de la population, est privation de libertés. Le second principe est la définition des inégalités légitimes. Celles-ci doivent satisfaire deux conditions. La première est la juste égalité des chances offrant des positions et fonctions sociales ouvertes à tous. La seconde stipule que les inégalités (prérogatives et pouvoirs, revenus et richesse) ne sont légitimes que si elles procurent les plus grands bénéfices aux membres les plus désavantagés de la société. Il s’agit de l’équité distributive et efficace. Elle s’oppose frontalement à la conception utilitariste qui fait ses délices du dilemme entre équité et efficacité.

Chez Rawls les institutions sont décisives. La question qui se pose est alors la suivante : comment faire évoluer les institutions imparfaites et les comportements inadéquats pour faire progresser la justice par expansion des libertés réelles ? Les « capabilités » sont les libertés réelles d’accomplissement : capacités à transformer les ressources dont on dispose en liberté réelle de choisir le projet de vie que l’on a des raisons de valoriser.

Ainsi, l’égalité dans l’espace des biens premiers peut entraîner des inégalités sérieuses de réalisation à cause des facteurs sociaux de conversion. La multiplication des contradictions conduit à des affrontements sociaux vis-à-vis desquels la politique fondée sur le vote majoritaire n’est pas adéquate pour définir une règle juste de partage. Elle écrase les intérêts de minorités sous-représentées politiquement.

L’expérience des individus vis-à-vis des choix sociaux n’est pas seulement, ni principalement, celle de l’expression d’une opinion ou d’un vote. Corrélativement, la formation des choix sociaux contourne l’impossibilité de l’agrégation d’intérêts individuels séparés, grâce à l’activité participative à des groupes d’appartenance. La démocratie participative est faite d’un système de médiations emboîtées qui peuvent élaborer des solutions à des problèmes informés le plus complètement possible par une préoccupation permanente d’enrichissement des bases d’information.

Lorsque la société est conçue comme un réseau de relations, les « capabilités » font de l’inclusivité une dimension de la soutenabilité. Dans cette perspective on peut aborder la question de la valeur et donc de la réforme de la comptabilité, à la fois au niveau de la macroéconomie et à celui de l’entreprise. La comptabilité de flux organisée sur le PIB est totalement inadaptée pour poser les problèmes de choix social. Il est essentiel de développer une comptabilité de la richesse collective selon la démarche de l’UNEP que les gouvernements ignorent superbement. La ligne directrice consiste à élargir le concept de capital, donc d’œuvrer à l’opposé de la conception du fondamentalisme de marché qui ne reconnait comme capital que les actifs donnant lieu à des droits de propriété privés négociables sur des marchés, démarche exacerbée par le cénacle des comptables privés de l’IASB. Dans la conclusion générale on donne un certain nombre de repères établis par l’UNEP pour valoriser le capital humain, les actifs intangibles, les ressources non renouvelables et les écosystèmes.

La généralisation du capital aux actifs intangibles et environnementaux doit s’inscrire dans la comptabilité des entreprises qui portent ces actifs. L’importance de la complémentarité et de la coopération pour la productivité doivent se refléter dans les comptes des entreprises. On doit pouvoir y mesurer les rendements des types de capital sans droits de propriété négociables pour guider les décisions d’entreprise les plus efficaces vis-à-vis des objectifs collectifs. Dans une gouvernance reposant sur la codétermination le critère est la maintenance effective des différents types de capital. En conséquence, les provisions financières pour l’amortissement de la fraction de capital frappée d’usure et d’obsolescence doivent être épargnées et réinvesties dans les actifs productifs étendus à toutes les formes de capital enregistrées à l’actif du bilan. Le bilan, le compte d’exploitation et le compte de pertes et profits doivent être restructurés selon ces principes pour se rapprocher d’une comptabilité du bien-être social.

Enfin la remise en cause de la valeur actionnariale va de pair avec l’abandon du capitalisme financiarisé sous tous ses aspects. Ainsi la transformation de la structure productive pour un régime de croissance soutenable, étudiée au chapitre 8, requiert les services d’investisseurs financiers responsables. Quel type d’actionnaire est-il compatible avec une gouvernance partenariale fondée sur la codétermination ?

Les investisseurs responsables doivent faire valoir les critères ESG. Ces critères devraient progressivement être incorporés dans la comptabilité d’entreprise. Les investisseurs responsables sont conduits à s’impliquer dans la gouvernance des entreprises où ils investissent, pour infléchir les modèles de gestion dans le sens d’une sensibilité aux critères ESG. Ils doivent aussi se doter d’instruments pour évaluer l’impact des externalités positives et négatives sur les rendements internes des projets d’investissement des entreprises.

Ils doivent enfin se doter de référents éthiques pour guider leurs stratégies conformément à leur devoir fiduciaire vis-à-vis des épargnants bénéficiaires de leurs services. Ce devoir est la préservation à long terme du capital qui leur a été confié par immunisation de leur passif. Ce devoir fiduciaire a été transgressé par les investisseurs institutionnels qui ont participé aux bulles financières et fait subir ensuite aux épargnants l’effondrement de la valeur des actifs. Ce changement de gouvernance financière est indispensable pour faire face à la tragédie de l’horizon, sans doute le plus grand défi de ce siècle.

 


* Rapport pour l’Institut CDC pour la Recherche « Transformer le régime de croissance » 1er octobre 2018 - Michel Aglietta (CEPII), William Oman (Université de Paris I),  Thomas Brand (CEPREMAP), Gilles Dufrénot (Université Aix-Marseille), Antoine Mayerowitz (Université Paris 1), Anne Faivre (Caisse des Dépôts), Luc Arrondel (PSE), André Masson (PSE), Renaud du Tertre (Université Paris 7), Yann Guy (Université de Rennes 2), Etienne Espagne (AFD), Antonin Pottier (EHESS), Liesbeth de Fossé (CEPII). https://www.caissedesdepots.fr/sites/default/files/medias/institut_cdc_pour_la_recherche/cdc_rapport_final_croissance_de_long_terme-_vpc_il_bis_-_relu_af.pdf

 

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