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Répartition de la valeur ajoutée entre revenus du travail et du capital : de quoi parle-t-on ?

Le partage de la valeur ajoutée revient comme un thème majeur de recherche en économie. Mais de quoi parle-t-on ? Comment mesurer les revenus du travail des entrepreneurs individuels ? Selon la méthode retenue pour distinguer entre revenus du travail et ceux du capital, les évolutions peuvent être sensiblement différentes.
Par Sophie Piton, Antoine Vatan
 Billet du 10 janvier 2018


Le partage de la valeur ajoutée revient comme un thème majeur de recherche en économie. Longtemps les économistes ont considéré que cette répartition était stable à long terme, comme les travaux de Kaldor semblaient le confirmer. Or, il semble que depuis trente ans la part attribuée au travail tend à baisser. Des travaux récents[1] dégagent clairement une tendance à la baisse de cette part dans l’ensemble des économies.

S’il s’agit d’un sujet crucial, il convient d’abord de s’entendre sur la mesure de la part attribuée au travail. Comment mesurer les revenus du travail ? Il ne faut pas confondre la part de la valeur ajoutée revenant au travail et celle des salaires. Les entrepreneurs individuels ne sont pas salariés mais perçoivent des revenus mixtes qui incluent, à la fois, la rémunération de leur travail et celle du capital qu’ils apportent.

Si l’on confond la part revenant au travail et celle revenant aux salaires, cela revient à faire l’hypothèse que les travailleurs indépendants tirent leurs revenus uniquement de leur capital. Si les indépendants représentaient une part constante de la valeur ajoutée, omettre les revenus de leur travail n’affecterait que le niveau et non pas l’évolution de la part des revenus de l’ensemble du travail dans l’économie. Or les taux de salarisation ayant beaucoup changé depuis une trentaine d’années, et de façon différentes entre pays, il importe de prendre en compte les revenus du travail des travailleurs indépendants. En France, par exemple,  le taux de salarisation a augmenté : les salariés représentaient 77 % du total des heures travaillées en 1978 contre 85% en 2014. Ce taux est, en revanche, resté stable en Allemagne entre 1995 et 2014, autour de 85 % (graphique 1).[2]

Ne pas prendre en compte ce taux de salarisation croissant en France entraîne mécaniquement que la tendance de la part revenant aux salariés sous-estime la baisse de la part revenant au travail. Comment ce taux de salarisation affecte-t-il la part des revenus du travail ? Imaginons qu’un travailleur indépendant devienne salarié. Si l’on ne regarde que la part revenant aux salariés et qu’on la confond avec celle des travailleurs, on observera une hausse de la part de la valeur ajoutée attribuée au travail. Comment donc répartir les revenus des indépendants entre revenus du travail et du capital ? La convention habituellement utilisée est d’imputer aux indépendants un salaire horaire fictif qui correspond au salaire horaire moyen des salariés travaillant dans le même secteur d’activité.

Le graphique 2 montre l’évolution de la part, dans la valeur ajoutée, des revenus distribués au travail en France et en Allemagne selon trois mesures différentes. Le trait vert en pointillés représente la part des salaires dans la valeur ajoutée, celui en vert la part du travail (où le revenu du travail des indépendants a été estimé).

Sans surprise, estimer les revenus des indépendants n’affecte que le niveau de la part des revenus du travail en Allemagne puisque le taux de salarisation est resté relativement stable dans ce pays sur la période considérée. Prendre en compte le revenu des indépendants entraîne une augmentation de cette part de 56 % à 59 % en moyenne sur la période, mais l’évolution reste quasi inchangée : la part des salaires a baissé de 1,9 points entre 1995 (première année disponible dans les données) et 2014, la part du travail a quant à elle baissé de 1,3 points. La part des revenus du travail est au final plus proche de la part des revenus des salaires pour le seul secteur des sociétés non financières (qui par construction n’inclut pas d’indépendants), représentée par le trait noir.

En revanche, en France, prendre en compte les revenus du travail des indépendants change sensiblement l’évolution de la part du travail dans la valeur ajoutée. Cela fait passer cette part de 60 % à 64 % en moyenne sur la période. Si l’on regarde son évolution entre 1978 et 2014, la part des salaires baisse de 2,2 points alors que celle du travail baisse de 7,6 points !

Pour conclure, la part de la valeur ajoutée distribuée au travail revient, à juste titre, comme sujet de débat. Néanmoins, avant de comprendre les raisons de son évolution, il faut au préalable s’entendre sur sa mesure. Selon que l’on regarde la part des salaires ou des revenus du travail plus globalement (des salariés et indépendants), les évolutions peuvent être sensiblement différentes. À l’heure annoncée de l’uberisation, le taux de salarisation devrait connaître une évolution sensible, d’où l’importance de le prendre en compte.

 

 


Graphique 1 – Taux de salarisation

Source : calculs des auteurs à partir d’Eurostat.

Note : Le taux de salarisation représente la part des heures travaillées par les salariés dans le total des heures travaillées.


Graphique 2 – Part des revenus du travail dans la valeur ajoutée

Source : calculs des auteurs à partir d’Eurostat.

Note : Pour obtenir la part des revenus du travail dans la valeur ajoutée, les revenus du travail des indépendants ont été estimés en supposant que les indépendants touchent un salaire horaire correspondant au salaire horaire moyen des salariés travaillant dans le même secteur d’activité




[1] Voir notamment Loukas Karabarbounis & Brent Neiman, 2014. "The Global Decline of the Labor Share," The Quarterly Journal of Economics, Oxford University Press, vol. 129(1), pages 61-103.

[2] En France, l’augmentation du taux de salarisation reflète surtout les évolutions dans le secteur agricole. En excluant le secteur agricole, les salariés représentaient 86% du total des heures travaillées en 1978 contre 87% en 2014.

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