Le blog du CEPII

La Russie a-t-elle les moyens économiques de vaincre l'Ukraine en 2024 ?

Au début des années 2000, la Russie a connu un spectaculaire rétablissement grâce à l’envolée des prix des matières premières, puis une forte résilience économique en 2022, en dépit des sanctions occidentales. Guidé par ses ambitions territoriales historiques, le pouvoir russe inscrit à nouveau la lutte contre l’hégémonie occidentale au centre de sa stratégie. Ses finances suffiront-elles à soutenir l’effort de guerre ?
Par Michel Fouquin
 Billet du 20 mars 2024


Dans les années 1980, la stagnation de l’économie prive progressivement l’URSS des moyens de ses ambitions de puissance mondiale. L’échec, acté en 1989, de la guerre menée pendant dix ans pour dominer l’Afghanistan signe le début de la fin de l’URSS, qui se disloque en décembre 1991. La transition brutale vers l’économie de marché se traduit en 1998 par une faillite économique complète, une phase d’hyperinflation, un appauvrissement brutal de la population, la quasi-cessation du versement des salaires des fonctionnaires…

Avec la complicité des anciens du KGB, les futurs oligarques en profitent pour s’approprier les ressources du pays, parfois par la violence. En 1999, la Fédération de Russie est menacée d’éclatement par la révolte tchétchène.


Un rétablissement de courte durée au début du XXI? siècle

L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine cette même année correspond au début du rétablissement l’économie de la Fédération, qui bénéficie d’une envolée des prix des matières premières. L’indice des prix de l’énergie calculé par la Banque mondiale sur la base de 100 pour la moyenne de l’année 2016 est multiplié par 6 entre 2000 et 2007. Depuis 2008, ces prix fluctuent autour d’une moyenne élevée de 176.

L’économie russe connaît une embellie de 2000 à 2008 : le PIB par habitant de la Russie remonte de 50 % du niveau des pays développés en l’an 2000 à 62 % en 2008. La crise financière mondiale inverse le mouvement à partir de 2009, et le ratio retombe à 45 % en 2022.

La crise de 2008 met un terme à la politique de modernisation de la Russie. Le tandem dirigeant, Poutine-Medvedev, rejette la libéralisation économique et politique de leur pays, responsable selon eux du chaos, et revient à la grande tradition russe autour du triptyque répression, militarisation et rente énergétique.

Au tournant des années 2010, Poutine perçoit les faiblesses du camp occidental : abandon par Obama en 2009 du projet d’installation d’un bouclier antimissile à l’est de l’Europe puis, en 2013, son refus d’intervenir en Syrie quant Bachar Al-Aassad franchit la « ligne rouge » qu’avait tracée le président américain (l’utilisation des armes chimiques). Commence alors pour la Russie une stratégie d’alliances, de soutien aux forces anti-occidentales dans le monde et d’interventions militaires directes dans un certain nombre de conflits : en Géorgie, en Syrie, en Libye, en Afrique subsaharienne, etc. Poutine place la lutte contre l’hégémonie occidentale au centre de sa stratégie.

Lorsqu’en 2013 Xi Jinping arrive au pouvoir, il est bien décidé, lui aussi, à remettre en question la domination de l’« Occident décadent ». Dès sa nomination, il se rend en Russie pour réaffirmer l’« amitié indéfectible » entre les deux pays face à l’Occident. Mais la Chine reste prudente car son développement industriel exceptionnel dépend de manière vitale de son accès aux marchés, aux technologies et aux investissements directs des pays développés.

Dès 2014, Poutine, au contraire, envahit la Crimée et une partie de l’Ukraine. La faiblesse des réactions européennes à cette agression d’un pays souverain le conforte dans l’idée que l’Europe est le maillon faible de l’Occident ; il prépare dès lors l’invasion de toute l’Ukraine, qu’il tente en 2022. Cette invasion sera un double échec cinglant : militaire, devant la formidable résistance ukrainienne ; diplomatique et stratégique, devant la mobilisation de l’Occident réunifié pour soutenir Kiev.

La guerre en Ukraine devient alors une guerre d’attrition qui entraîne la mobilisation totale des deux pays. Dans ce conflit, les capacités économiques des deux belligérants jouent un rôle majeur.


La surprenante résilience de l’économie russe en 2022

L’année 2022 a été extrêmement contrastée pour la Russie : d’une part, elle a perdu son pari de mener une guerre éclair et d’annexer l’Ukraine, mais d’autre part elle a bénéficié d’une année économique exceptionnelle en dépit des sanctions occidentales.

Celles-ci avaient pour but de la priver des ressources extérieures que lui procuraient ses exportations de produits primaires. Or les recettes d’exportation russes ont atteint des niveaux exceptionnels grâce au contournement de ses flux d’exportation habituels, et surtout grâce à la flambée des prix de l’énergie primaire (cf. graphique 1). Elles se traduisent par des excédents de sa balance des paiements courants tout aussi exceptionnels (cf. graphique 3) : alors qu’ils s’élevaient en moyenne à 63 milliards de dollars par an lors de la période 2000-2020, leur niveau de 2022 a été proche de 250 milliards.

Par ailleurs, les sanctions voulues par les pays occidentaux n’ont pas été appliquées par les pays du « Global South ». Par ordre d’importance, la Chine, l’Inde et la Turquie ont été et sont encore aujourd’hui, pour plus de 75 %, les principaux destinataires des exportations énergétiques russes.

Cette réorientation du commerce a été extrêmement rapide. Les opérateurs du commerce international sont en majeure partie des compagnies de transport à capitaux occidentaux ou des compagnies « fantômes ». Souvent confrontés à des crises d’approvisionnement de toute sorte, ces opérateurs ont développé une extraordinaire capacité d’adaptation. De leur côté, les Européens, à deux exceptions près (l’Autriche et la Hongrie), ont eux aussi réussi en un an, parfois dans la douleur, à réorienter leurs sources d’approvisionnement. Pour la France, l’impact du recul des échanges avec la Russie est aujourd’hui secondaire.


Une année 2023 et des perspectives économiques et financières 2024 nettement moins favorables

L’année 2023 apparaît beaucoup moins favorable, même s’il y a une reprise apparemment remarquable de la croissance du PIB, évaluée à 3,6 %. Mais c’est un chiffre claironné par Poutine qui a été aussitôt mis en doute par la présidente du FMI, qui a souligné que cette croissance était le fait du complexe militaro-industriel au détriment du secteur civil.

Depuis le milieu de l’année 2022, les excédents courants de la Russie chutent. D’un sommet proche de 80 milliards de dollars au deuxième trimestre 2022, on tombe à 10 milliards au quatrième trimestre 2023. Dans le même temps, le budget de la défense s’alourdit. D’une moyenne de dépenses militaires de 47 milliards de dollars avant-guerre, on passe en 2021-2023 à un peu plus 60 milliards. Pour 2024, les prévisions budgétaires font apparaitre une explosion de ces dépenses, qui atteindraient près de 140 milliards de dollars, soit plus de 7,1 % du PIB (la moyenne européenne est de 1,5 % environ jusqu’en 2022) et plus de 35 % du budget de la Fédération (de 4 % pour la moyenne européenne). Le déficit budgétaire atteindrait 24 milliards de dollars.

Cette flambée des dépenses militaires soutient certes la croissance mais elle ne suffit pas à combler les besoins de l’armée, comme en témoignent le recours aux importations de munitions nord-coréennes et les tentatives de rachat du matériel militaire que la Russie avait exporté massivement avant la guerre. L’Égypte, le Brésil, le Pakistan et la Biélorussie ont été approchés à cette fin.

Dans un autre domaine, la pénurie de composants aéronautiques contraint la Russie à réduire son activité de transport aérien et à cannibaliser une partie de sa flotte. Selon Le Monde du 12 février 2024, « plus de la moitié de la flotte actuelle sera mise hors service d’ici à 2025 ». Les incidents de vol se multiplient en ce début de 2024. Or le transport aérien est vital pour la Fédération russe.

Cette hausse des dépenses publiques traduit aussi le coût humain élevé de cette guerre à travers l’accroissement des pensions versées aux familles des soldats mis hors de combat. Selon les estimations d’un rapport présenté au Congrès américain, 315 000 soldats de nationalité russe ont été mis hors de combat depuis le début de la guerre, sur un effectif initial de 360 000 combattants mobilisés. Pour 2024, la hausse prévue est liée à l’accroissement de 15 % du nombre de combattants (soit 170 000 de plus, pour atteindre un effectif total de 2,2 millions, contre 1,5 million avant l’agression).

L’économie russe souffre par ailleurs d’une insuffisance de main-d’œuvre, ce qui s’explique par une multiplicité de facteurs : le déclin démographique, les centaines de milliers d’hommes qui ont fui l’enrôlement, les 315 000 victimes, et les 700 000 soldats mobilisés en supplément par rapport à l’avant-guerre. Cette pénurie se reflète dans la forte montée des salaires. L’augmentation de 18,5 % du salaire minimum, effective au 1er janvier 2024, concernerait plus de 4 millions de travailleurs. Autant de dynamiques qui devraient fortement peser sur l’inflation à venir.


Les finances suffiront-elles à soutenir l’effort de guerre ?

Si la dette extérieure de la Russie est faible, et se réduit encore, cela est dû au fait que les créanciers potentiels ne se précipitent pas. Les réserves extérieures de la Russie se monteraient à 630 milliards de dollars, dont 300 milliards sont détenus par les pays occidentaux et sont gelés du fait des sanctions.

La tentative de dédollariser les paiements extérieurs de la Russie se heurte à la faiblesse du rouble sur les marchés mondiaux. Sur un an, la devise russe est passée de 71,4 roubles pour un euro en janvier 2023 à 97,1 roubles pour un euro et, pour enrayer une chute incontrôlée, la banque de Russie a relevé ses taux à long terme à 16 %, face à une inflation de plus de 7 % en 2023. Cette hausse pèse sur l’économie et alourdit d’autant le coût de la dette.

Ces dépenses supplémentaires devront être financées par un accroissement des impôts sur les entreprises et par la planche à billets, l’endettement extérieur étant exclu. En effet, si la dette extérieure de la Russie ne représente que moins de 5 % du PIB, l’agence de notation Fitch classe cette dette en catégorie C, juste au-dessus de la catégorie D, correspondant au défaut de paiement.

L’exclusion su système Swift conduit la Russie à tenter de dédollariser ses transactions commerciales et financières internationales, mais elle ne rencontre pas beaucoup de succès en la matière du côté des BRICS, qui en ont pourtant pris l’engagement. Par ailleurs, la tentation de la Russie de créer un « rouble numérique » se heurte à des difficultés : d’une part, cette monnaie reposerait sur une monnaie faible, le rouble – ce qui n’est pas très attrayant ; d’autre part, l’État russe souhaite contrôler étroitement l’usage qui en serait fait, ce qui est en contradiction avec ce type de monnaie.


L’année 2024 sera décisive

L’accroissement considérable des dépenses militaires prévues pour 2024 et la baisse de ses ressources financières donnent le sentiment que la Russie joue son va-tout cette année.

Du côté de l’Ukraine, c’est l’aide occidentale et, en particulier, européenne qui sera déterminante, surtout en cas de défection de l’allié américain. L’aide occidentale a souvent donné l’impression d’être en retard sur les besoins de l’Ukraine. Le réarmement européen prend du temps, mais le potentiel industriel et les capacités financières ne manquent pas. L’Europe sera-t-elle capable de fournir à temps et en quantité suffisante les aides nécessaires à l’Ukraine ?


Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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