L’émergence de très grandes entreprises, en position dominante, telles que Amazon, Facebook ou encore Alphabet, propriétaire de Google, et dont la capitalisation boursière dépasse, par exemple, le produit intérieur brut des Pays-Bas, a caractérisé l’économie mondiale des vingt dernières années. Ce phénomène de concentration pourrait s’accentuer sous l’effet de la crise économique liée à la crise sanitaire du Covid-19. Un certain nombre d’entreprises de taille modeste pourraient faire faillite, et accroître ainsi le poids relatif des grandes entreprises, mieux armées pour résister à la crise. Le degré de concentration d’un marché dépend, en effet, du nombre d’acteurs présents et de la répartition des ventes entre ces derniers : sur un marché très concentré, quelques grandes entreprises réalisent l’essentiel des ventes. C’est le cas, par exemple, du marché des médias en France où Canal+, Lagardère, Bouygues et Bertelsmann, propriétaire de RTL Group, détiennent 75 % des parts de marché en 2019.
Pour autant, la question de la concentration n’est pas nouvelle et renvoie à une réflexion plus large sur l’évolution du capitalisme. L’apparition de cartels dans les années 1860-1880 avait déjà fait débat. Karl Marx évoquait le caractère inéluctable de la concentration : à une phase de concurrence acharnée succéderaient un regroupement des structures existantes et une « centralisation » du capital entre les mains des gagnants. Il y voyait un premier jalon pour l’avènement du socialisme, le capitalisme contenant en lui les germes de sa propre disparition. Joseph Schumpeter, lui, prophétisait le « crépuscule » de la fonction d’entrepreneur sous le règne de très grandes entreprises.
La concentration des années 1860-1880 a donné naissance, aux États-Unis, au Clayton Act de 1914, visant à empêcher toute concentration qui déboucherait sur une restriction de la concurrence. L’histoire montre ainsi que des économies de marché insuffisamment régulées ont tendance à se concentrer. Thomas Philippon, dans son livre The Great Reversal [2019], alerte sur les évolutions récentes de la concentration aux États-Unis, qu’il associe à un cadre législatif de moins en moins protecteur de la concurrence, à la différence de l’Europe, où le phénomène est de moindre ampleur.
Ce chapitre s’attachera à mettre en lumière le phénomène de concentration, proposera des explications à ses évolutions et explorera son lien, ambigu, avec la concurrence, ainsi que ses effets sur les prix, l’investissement et les salaires, avec en toile de fond une interrogation fondamentale : qui y perd, qui y gagne ? La répartition des gains et des pertes de la concentration peut-elle contribuer à expliquer que le phénomène se maintienne et se renforce, les gagnants ayant les moyens du statu quo ?
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