Transformer le régime de croissance* (2/4)
Cycle financier, croissance et inflation
Les cycles financiers sont devenus plus asynchrones après la création de l’euro
On a cherché à mettre en évidence l’empreinte du cycle financier sur la zone euro à partir des différenciations de ce cycle dans les pays membres. Ce travail a été conduit par William Oman.
L’auteur ne se contente pas d’estimer les cycles financiers des principaux pays séparément. Il étudie comment l’intégration monétaire sur des économies nationales et des systèmes financiers différenciés fait apparaître une interaction entre les cycles financiers qui est loin d’être simple. Plusieurs questions se posent : dans quelle mesure les cycles financiers sont-ils synchronisés ? Dans quelle mesure sont-ils différents par leur amplitude ? Quelles relations y a-t-il entre les cycles financiers et les cycles conjoncturels des affaires ? Les résultats obtenus aident à comprendre les divergences macroéconomiques entre les pays après l’introduction de l’euro jusqu’à la crise financière globale, puis à interpréter la crise de la zone euro et ses conséquences.
Un premier résultat non intuitif est que les cycles financiers, à l’encontre des cycles conjoncturels, sont devenus plus asynchrones après la création de l’euro. L’actif déterminant qui en est responsable est l’immobilier. Trois catégories de cycles financiers apparaissent : les cycles à haute amplitude dans les pays qui ont connu une crise immobilière (Espagne, Grèce, Irlande) opposés à l’Allemagne qui a un cycle financier très aplati en amplitude et décalé par rapport au cycle commun des pays à haute amplitude après la création de l’euro alors qu’il était bien plus synchrone auparavant. L’avènement de l’euro a donc accentué les divergences entre les pays membres. Entre ces deux catégories se trouve un groupe de pays dont le cycle financier est à basse amplitude, qui n’ont pas connu de crise immobilière, essentiellement les pays d’Europe du Nord et la France.
La divergence s’est produite dans les années 2002-2006 en rapport direct avec l’énorme spéculation immobilière américaine et britannique pour ce qui est l’Irlande, sous l’impulsion des banques françaises et allemandes pour ce qui est l’Espagne. Le retournement des cycles financiers à haute amplitude a provoqué le fameux cercle vicieux entre la détresse financière des intermédiaires de ces pays et le gonflement brutal de leurs dettes publiques, déclenchant la crise de la zone euro. La divergence entre l’Allemagne et ces pays s’est cristallisée dans les oppositions créanciers/débiteurs, excédentaires/déficitaires. Cette divergence a exacerbé le désendettement contrarié des pays en crise et fait entrer la zone euro dans l’ère de la stagnation prolongée, détériorant ainsi la croissance de long terme de toute la zone euro.
Les évolutions de longue période dans les principaux pays de l’OCDE
Thomas Brand, Gilles Dufrénot et Antoine Mayerowitz s’attachent à estimer les évolutions de longue période dans les principaux pays de l’OCDE de manière à tester les hypothèses théoriques sur la réalité des équilibres de basse croissance et de fléchissement de longue durée du taux d’intérêt « naturel ».
Dès lors que le cycle financier affecte le cycle conjoncturel, le fait de ne pas prendre en compte les déséquilibres financiers dans l’estimation de la croissance potentielle conduit à des erreurs d’estimation de l’output gap, donc induit des erreurs dans la conduite des politiques économiques. Les auteurs montrent que le retournement du cycle financier accroit sensiblement la probabilité d’une récession forte dans le cycle conjoncturel. En outre, le degré de synchronisme des cycles financiers dans les chaînes de transmission internationales des financements par dettes conduit à une accentuation de la contagion internationale.
On peut alors construire un modèle économétrique semi-structurel pour estimer simultanément le taux de croissance potentielle et le taux d’intérêt « naturel ». Des résultats importants en découlent. Il faut prendre en compte les déséquilibres financiers inhérents au cycle financier si l’on veut ne pas sous-estimer les output gaps. Le travail est fait sur les États-Unis, l’Allemagne et la France. Notamment sur la période 2004-2007 qui mène à la crise, les estimations usuelles ont sous-estimé la surchauffe économique provoquée par l’emballement de l’endettement privé, surtout aux États-Unis, à cause de la fameuse « grande modération ». La courbe de Phillips donnait des indications erronées parce que le dérapage inflationniste se trouvait sur les prix immobiliers.
L’estimation du taux d’intérêt naturel montre une baisse sur une trentaine d’années jusqu’à des niveaux nuls ou négatifs entre 2008 et 2015. La combinaison de taux nominaux proches de la barrière de taux zéro, de taux naturels négatifs et de taux d’inflation qui ont baissé a conduit à des taux d’intérêt réels supérieurs au taux naturels sur une longue période. C’est une configuration de stagnation séculaire en ce qu’elle défavorise l’investissement productif et engage les manipulations financières destinées à procurer des rendements plus ou moins élevés à une épargne surabondante parce qu’arrosée par la liquidité des banques centrales. Au lieu d’investir, les grandes entreprises se sont transformées en banques d’affaires, émettant des obligations à très bas coûts pour développer une gamme de crédits et de placements dans les pays émergents ; ce qui a étendu considérablement la globalisation depuis la crise et transmis la fragilité de l’endettement excessif aux pays émergents.
Comprendre l’énigme de l’inflation très basse très longtemps par rapport à sa cible dans la plupart des pays « avancés »
Anne Faivre et Gilles Dufrénot montrent que la détérioration des bilans, affectée par le besoin et la difficulté du désendettement, apporte un élément d’explication à la persistance de la basse inflation, comme le fait aussi l’influence des prix internationaux dominée par l’élargissement de la division internationale du travail impulsée par l’expansion du commerce extérieur de la Chine.
Ces évolutions mettent en doute la courbe de Phillips qui est le pivot des modèles macroéconomiques post-keynésiens. Le cycle financier affirme ainsi sa prépondérance. Sortir de l’inflation basse et entretenue par une abondance de liquidités oisives entraîne des taux de rémunération de l’épargne plus bas. Du côté des prêteurs, l’épargne de précaution dans une époque d’élévation des primes de risque est inerte par rapport à sa rémunération. Du côté des emprunteurs, le niveau de dettes à éliminer freine la demande d’endettement nouveau, d’autant plus que la persistance d’une inflation basse maintient les taux réels en territoire positif qui se répercutent sur le coût du service des dettes passées. Le désendettement est donc contrarié ; d’où le maintien pluriannuel dans un régime de croissance faible. En conséquence, Si l’on raisonne sous l’hypothèse d’un équilibre unique de plein emploi en longue période, alors que l’économie est coincée dans un équilibre bas, on s’égare parce que les réactions aux impulsions des politiques usuelles sont différentes et peuvent être opposées.
L’inflation a été à la baisse depuis le milieu des années 1990 au niveau mondial. Dans ce phénomène le changement dans la division du travail dans les années 1990 joue un rôle crucial. A la même époque la Chine et à un moindre degré l’Inde se sont ouvertes au commerce international. En conséquence la force de travail mondiale s’est gonflée de 1 milliard d’individus à coût salarial très faible. Des pans entiers de l’industrie manufacturière se sont délocalisés dans les pays que l’on a commencé à appeler « émergents ». La part de ces pays dans le commerce mondial s’est rapidement accrue et cela sur une vingtaine d’années. Il s’ensuit que l’inflation sous-jacente des biens a systématiquement baissé du début des années 1990 à la crise financière, parce que les prix de production chinois de biens industriels sont devenus les prix directeurs des biens de consommation manufacturés en Occident, surtout aux États-Unis. Pendant une décennie après son entrée dans l’OMC en 2001, la Chine a été « l’atelier du monde ».
Il s’en est ensuivi une relation distendue entre l’inflation sous-jacente et l’évolution des salaires, surtout aux États-Unis, à partir du début des années 2000. En estimant l’inflation sous-jacente aux États-Unis à l’aide d’une relation de type Phillips (où le taux de participation remplace le taux de chômage) jusqu’en 1998, en simulant cette relation après cette date et en la comparant à l’inflation observée, on voit que l’inflation observée est systématiquement en dessous de l’inflation simulée, faiblement avant la crise et s’écartant de plus en plus ensuite. Pour réduire le gap il faut introduire les termes de l’échange dans l’équation de l’inflation simulée. Un exercice similaire pour l’Allemagne et la France produit le même type de dérive.
En cherchant à estimer une composante commune à l’inflation dans les pays développés (échantillon de 9 pays), où les prix chinois et la part des émergents dans les échanges entrent parmi les variables explicatives en sus des variables de la relation de Phillips, la tendance de l’inflation est bien captée jusqu’à la crise. Mais une divergence croissante est observée ensuite. Lorsqu’on effectue le même travail pour les prix de production, la composante commune est bien modélisée à l’aide des facteurs mondiaux sans rupture de l’écart entre simulation et observation après la crise.
L’influence des facteurs globaux montre l’importance du changement structurel représenté par les chaînes de valeur internationales. Cela veut dire que si courbe de Phillips il y a, elle devient de plus en plus plate avec le degré d’internationalisation des économies. Un autre facteur concerne des changements structurels sur le marché du travail - auxquels ne sont pas étrangères les modifications de gouvernance des entreprises - que sont la hausse du temps partiel subi et consécutif d’une transformation de l’économie avec la montée de l’« ubérisation », la hausse des rémunérations à la tâche et l’accroissement des inégalités de qualification des emplois.
* Rapport pour l’Institut CDC pour la Recherche « Transformer le régime de croissance » 1er octobre 2018 - Michel Aglietta (CEPII), William Oman (Université de Paris I), Thomas Brand (CEPREMAP), Gilles Dufrénot (Université Aix-Marseille), Antoine Mayerowitz (Université Paris 1), Anne Faivre (Caisse des Dépôts), Luc Arrondel (PSE), André Masson (PSE), Renaud du Tertre (Université Paris 7), Yann Guy (Université de Rennes 2), Etienne Espagne (AFD), Antonin Pottier (EHESS), Liesbeth de Fossé (CEPII). https://www.caissedesdepots.fr/sites/default/files/medias/institut_cdc_pour_la_recherche/cdc_rapport_final_croissance_de_long_terme-_vpc_il_bis_-_relu_af.pdf