Le blog du CEPII

En quoi les décisions des multinationales nous concernent-elles ?

Par Antoine Vatan
 Vidéo du 4 avril 2017


La vive progression du commerce mondial jusqu’à la crise financière de 2007 a donné le sentiment que de plus en plus d’entreprises avaient pris le chemin de l’international. Est-ce le cas ?

Non loin de là, peu d'entreprises exportent et, parmi elles, une poignée, les multinationales, concentre la majeure partie des exportations. Ce fait vaut pour tous les pays. Il n’en est pas un seul où le commerce soit bien partagé. Aux États-Unis, on estime que 10 % environ des exportateurs en 2000 (0,5 % de l’ensemble des entreprises) réalisent 90 % des exportations ; en France, en 2003, ce sont 10 % des entreprises exportatrices (qui représentent elles-mêmes moins de 4,5 % des entreprises en général) qui assurent 94 % des exportations. Dans les pays en développement, la concentration des exportations est parfois encore plus grande : en moyenne, une seule entreprise peut représenter 15 % des exportations. Ce constat ne concerne pas uniquement le commerce international. C’est l’ensemble de l’activité économique qui est concentrée au dernier degré. Par exemple, Samsung représente environ 20 % du PIB coréen et les 50 plus grosses entreprises américaines représentent à elles seules 25 % du PIB des États-Unis.

Le commerce international - comme l’activité économique en général - est donc concentré au sein de multinationales. Quel est leur pouvoir d’influence ?

On peut qualifier ces grands groupes de « Happy Few ». Par leur taille et donc par leur activité propre, mais également par les liens qu’elles tissent, de sous-traitance par exemple, avec d’autres entreprises plus petites, ces multinationales sont à l’origine d’une large part de l’activité économique. De ce fait, un petit nombre d’entreprises exerce une influence significative au niveau macroéconomique que ce soit sur le PIB, bien entendu, mais aussi sur la balance commerciale ou le taux d’emploi.
Et ce pas seulement parce qu’elles pèsent lourd au niveau global, mais aussi parce que, du fait de ce poids, elles sont à l’origine d’une externalité, c’est-à-dire que les décisions qu’elles prennent produisent des effets sur la collectivité dans son ensemble.

Pouvez-vous illustrer le propos ?

Imaginons que demain PSA change de stratégie économique avec pour conséquence que son activité décuple ou s’effondre, et bien cela aurait des implications sur nous tous. Et ce par divers canaux : le taux de chômage s’en trouverait fortement affecté, ce qui changerait le pouvoir de négociation de l’ensemble des actifs (là réside une externalité dans la mesure où, par exemple, la probabilité de trouver un emploi pour tous les chômeurs serait modifiée) ; au niveau du secteur automobile ou du territoire où PSA est implanté, cela modifierait la productivité des autres entreprises (ici résident de pures externalités technologiques) ; si le changement de stratégie de PSA conduisait à délocaliser sa production suivie d’une réimportation, cela affecterait la balance commerciale de manière non négligeable, ce qui directement (via le taux de change, par exemple) ou indirectement (via les politiques économiques qui seraient prises en conséquence) ne serait pas sans implications sur le processus de production de l’ensemble des producteurs français. Cela changerait, entre autre, l’accès à la ressource particulière qu’est le capital. PSA, comme quelques autres grandes entreprises, a ce « pouvoir » (involontaire, d’où l’expression d’externalité) de faire varier des agrégats qui nous concernent tous et, par la même, d’avoir un impact sur notre bien-être, quand bien même nous ne sommes ni clients, ni salariés, ni sous-traitants de cette entreprise.

Que préconisent en général les économistes face à une telle situation ?

Les économistes analysent les externalités comme une défaillance de marché. Une information manque pour que le marché soit efficace. L’effet de l’action d’une entité sur les autres n’est pas pris en compte et, en conséquence, les décisions qu’elle prend sont nécessairement sous-optimales. Le bien-être collectif en pâtit et gagnerait à ce que l’externalité soit « internalisée » : c’est-à-dire à ce que les décisions prises par cette entité intègrent cette information. Se pose bien sûr la question du mode d’internalisation. En théorie, ce choix requiert d’identifier l’ensemble des coûts et des bénéfices associés à ces externalités pour ensuite réguler l’activité de ceux qui en sont à l’origine, en l’occurrence ici les multinationales. Ceci peut se faire selon tout un panel de solutions, qui vont de la création d’un mécanisme de marché (à l’image de la création ex nihilo d’un marché du carbone) jusqu’au contrôle des entités à l’origine de l’externalité.

Mais plus de concurrence ne permettrait-il pas de réduire la taille de ces groupes ?

En théorie, plus de concurrence réduit les marges des entreprises, mais elle ne réduit pas nécessairement la taille des entreprises déjà grosses. Au contraire. Face à des entreprises de tailles (et donc de productivité) différentes, la concurrence opère une sélection. Elle fait sortir du marché les petites entreprises (les moins productives) et réalloue les parts de marché et les facteurs de production en faveur des entreprises les plus grosses (les plus productives). En théorie, ce mécanisme augmente le gain aux échanges, puisqu’il rationnalise la production en augmentant la productivité agrégée de l’économie. Mais il ne règle en rien le problème d’externalité décrit plus haut.
Ce n’est donc pas une concurrence accrue qui pourra réduire la taille des multinationales et résorber l’externalité qu’elles engendrent. Il faut internaliser cette dernière. En son temps, le Square deal de Theodore Roosevelt s’était attaché à démanteler les cartels par souci du bien-être collectif. Un siècle plus tard, dans le même souci, les moyens de limiter le pouvoir involontaire des multinationales sur la collectivité au travers des externalités qu’elles génèrent mériteraient d’être examinés.

Propos recueillis par Isabelle Bensidoun & Jézabel Couppey-Soubeyran

Pour aller plus loin :

Crozet M. et Mayer T. [2007], « Le club très select des firmes exportatrices », La Lettre du CEPII, n° 271, octobre.
Toubal F., Davies R. B., Martin J. et Parenti M. [2014], « Prix de transfert et optimisation fiscale : le fait d’un faible nombre d’entreprises multinationales dans les paradis fiscaux », Blog du CEPII, Billet du 22 décembre.

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