Donald Trump engage une bataille perdue contre la géographie
Le président américain a un problème avec la géographie américaine – le Mexique.
Par Lionel Fontagné, Gianluca Santoni
Les États-Unis et le Mexique ont partagé une frontière commune de 3 200 kilomètres au cours des 169 dernières années, à la suite du traité de Guadeloupe Hidalgo concluant la guerre américano-mexicaine du milieu du XIXe siècle, complété par un achat pacifique de territoires dans la perspective de la construction d’un chemin de fer.
Il est difficile d'ignorer vos voisins pendant un siècle et demi – c’est en tout cas ce que nous dit la théorie du commerce international. À un certain moment, vous serez tenté de saisir l’opportunité de faire des affaires profitables. Il se pourrait aussi que vos voisins se promènent dans votre jardin, voire que vous finissiez par les employer comme jardiniers. Le prix Nobel Paul Krugman a vu dans ces mécanismes une justification à l’existence de « blocs commerciaux naturels ». En un mot, le Canada, les États-Unis et le Mexique constituent un tel bloc naturel, par opposition par exemple aux États-Unis et à la Jordanie (un autre accord de libre-échange des États-Unis) [1]. Ronald Reagan partageait apparemment cette conception des choses lorsqu’il a approuvé en 1987 l'Accord canado-américain de libre-échange – accord prenant la suite du "Pacte de l'automobile" ayant servi de cadre à la structuration de l'industrie automobile nord-américaine depuis le milieu des années soixante.
En revanche, Donald Trump s’est opposé à plusieurs reprises à la géographie dans ses déclarations, conduisant finalement à l'annulation de la visite du président Enrique Peña Nieto. Le projet controversé d’achever la construction du mur entre les deux voisins pour freiner les migrations, et l'annonce de la renégociation de l'ALENA, remettent en question l’intégration croissante des deux pays au cours des deux dernières décennies.
On se rappelle que le président Clinton avait signé l'ALENA en 1994 après avoir été confronté à la déclaration de Ross Perot : "Nous devons cesser d'envoyer des emplois à l'étranger (...) il va y avoir un bruit horrible de déglutition vers le sud." Pour Donald Trump, l'ALENA est juste "une affaire horrible [et] un désastre total pour [les États-Unis] depuis sa création." Pour les économistes spécialistes des questions de commerce international et de géographie économique, l'ALENA est juste un accord naturel compte tenu de la géographie. Il y a de multiples raisons pour penser que de mettre fin à cette relation privilégiée aurait des conséquences très dommageables pour le Mexique comme pour les États-Unis – voir notamment le récent billet de Marc Melitz. Des chaînes de valeur mondiales ont été développées avec les pays au sud de la frontière des États-Unis ; ce qui est importé aux États-Unis est en réalité pour partie la valeur ajoutée des États-Unis incorporée dans les produits assemblés au Mexique – un phénomène particulièrement présent dans l'industrie automobile comme l’ont montré Keith Head et Thierry Mayer : billet Voxeu et Lettre du CEPII).
Maintenant, la question est de savoir à quel point la relation entre les États-Unis et le Mexique est différente, par rapport à d'autres accords commerciaux signés par l'administration américaine. Que nous dit la géographie à ce propos? Faisons un exercice simple : à la suite de Egger & Larch (2008)[2] et Baier & Bergstrand (2004)[3] nous modélisons la contribution de différents déterminants économiques (et géographiques) à la probabilité de signer un accord commercial préférentiel entre deux pays.
Notre variable expliquée prend la valeur 1 si le pays i et le pays j sont membres d’un même accord commercial préférentiel dans l'année t, et zéro sinon. En termes plus statistiques, ce que nous estimons est la probabilité de signer un accord commercial préférentiel à l'aide d'un estimateur probit, pour 159 pays (il y a alors plus de dix mille accords possibles : 159*158/2). Cette probabilité s'explique par la distance entre le pays i et j ; la distance moyenne de chaque paire de pays à tous les autres marchés de destination ; l’appartenance de i et j au même continent ; la taille économique (le PIB) cumulée de i et j ; la similitude de taille de ces deux marchés ; la différence de leurs niveaux de développement économique (une approximation de leur avantage comparatif) et cette différence vis-à-vis du reste du monde ; enfin, le nombre d'accords précédemment ratifiés par les deux pays. Sur la base de ces estimations, nous pouvons prédire la probabilité de signer un accord entre n'importe quelle paire de pays : c'est d'une certaine manière l'opportunité (d'un point de vue géographique et économique) d'un accord commercial préférentiel bilatéral.
Le graphique 1 indique la part des paires de pays (ij) impliquées dans un accord commercial préférentiel pour chaque année, et l’on observe une forte augmentation des accords au cours des deux dernières décennies. La fraction des paires possibles couvertes par un accord commercial préférentiel a en fait plus que triplé.
Il est difficile d'ignorer vos voisins pendant un siècle et demi – c’est en tout cas ce que nous dit la théorie du commerce international. À un certain moment, vous serez tenté de saisir l’opportunité de faire des affaires profitables. Il se pourrait aussi que vos voisins se promènent dans votre jardin, voire que vous finissiez par les employer comme jardiniers. Le prix Nobel Paul Krugman a vu dans ces mécanismes une justification à l’existence de « blocs commerciaux naturels ». En un mot, le Canada, les États-Unis et le Mexique constituent un tel bloc naturel, par opposition par exemple aux États-Unis et à la Jordanie (un autre accord de libre-échange des États-Unis) [1]. Ronald Reagan partageait apparemment cette conception des choses lorsqu’il a approuvé en 1987 l'Accord canado-américain de libre-échange – accord prenant la suite du "Pacte de l'automobile" ayant servi de cadre à la structuration de l'industrie automobile nord-américaine depuis le milieu des années soixante.
En revanche, Donald Trump s’est opposé à plusieurs reprises à la géographie dans ses déclarations, conduisant finalement à l'annulation de la visite du président Enrique Peña Nieto. Le projet controversé d’achever la construction du mur entre les deux voisins pour freiner les migrations, et l'annonce de la renégociation de l'ALENA, remettent en question l’intégration croissante des deux pays au cours des deux dernières décennies.
On se rappelle que le président Clinton avait signé l'ALENA en 1994 après avoir été confronté à la déclaration de Ross Perot : "Nous devons cesser d'envoyer des emplois à l'étranger (...) il va y avoir un bruit horrible de déglutition vers le sud." Pour Donald Trump, l'ALENA est juste "une affaire horrible [et] un désastre total pour [les États-Unis] depuis sa création." Pour les économistes spécialistes des questions de commerce international et de géographie économique, l'ALENA est juste un accord naturel compte tenu de la géographie. Il y a de multiples raisons pour penser que de mettre fin à cette relation privilégiée aurait des conséquences très dommageables pour le Mexique comme pour les États-Unis – voir notamment le récent billet de Marc Melitz. Des chaînes de valeur mondiales ont été développées avec les pays au sud de la frontière des États-Unis ; ce qui est importé aux États-Unis est en réalité pour partie la valeur ajoutée des États-Unis incorporée dans les produits assemblés au Mexique – un phénomène particulièrement présent dans l'industrie automobile comme l’ont montré Keith Head et Thierry Mayer : billet Voxeu et Lettre du CEPII).
Maintenant, la question est de savoir à quel point la relation entre les États-Unis et le Mexique est différente, par rapport à d'autres accords commerciaux signés par l'administration américaine. Que nous dit la géographie à ce propos? Faisons un exercice simple : à la suite de Egger & Larch (2008)[2] et Baier & Bergstrand (2004)[3] nous modélisons la contribution de différents déterminants économiques (et géographiques) à la probabilité de signer un accord commercial préférentiel entre deux pays.
Notre variable expliquée prend la valeur 1 si le pays i et le pays j sont membres d’un même accord commercial préférentiel dans l'année t, et zéro sinon. En termes plus statistiques, ce que nous estimons est la probabilité de signer un accord commercial préférentiel à l'aide d'un estimateur probit, pour 159 pays (il y a alors plus de dix mille accords possibles : 159*158/2). Cette probabilité s'explique par la distance entre le pays i et j ; la distance moyenne de chaque paire de pays à tous les autres marchés de destination ; l’appartenance de i et j au même continent ; la taille économique (le PIB) cumulée de i et j ; la similitude de taille de ces deux marchés ; la différence de leurs niveaux de développement économique (une approximation de leur avantage comparatif) et cette différence vis-à-vis du reste du monde ; enfin, le nombre d'accords précédemment ratifiés par les deux pays. Sur la base de ces estimations, nous pouvons prédire la probabilité de signer un accord entre n'importe quelle paire de pays : c'est d'une certaine manière l'opportunité (d'un point de vue géographique et économique) d'un accord commercial préférentiel bilatéral.
Le graphique 1 indique la part des paires de pays (ij) impliquées dans un accord commercial préférentiel pour chaque année, et l’on observe une forte augmentation des accords au cours des deux dernières décennies. La fraction des paires possibles couvertes par un accord commercial préférentiel a en fait plus que triplé.
Graphique 1 – Fraction des paires de pays impliquées dans un accord préférentiel, par année
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Note: Les données sur les accords préférentiels sont reprises de Sousa (2012)[4].
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Dans ce contexte, qu'en est-il des deux voisins au Nord et au Sud du Rio Grande ? Comme le montre le graphique 2, le Mexique, mais aussi le Canada, sont des partenaires commerciaux « naturels » des États-Unis, suivis du Chili et de l'ALE de l'Amérique centrale (CUSFTA), le Panama étant l'accord « seuil » (voir la barre verticale du graphique). Au-delà de ce dernier pays, les déterminants économiques et géographiques ne justifient plus de signer des accords : ce sont alors des considérations géopolitiques qui interviennent dans la prise de décision (comme dans le cas de l’accord avec la Jordanie, déjà mentionné).
Graphique 2 – Probabilité prédite pour les États-Unis de signer un accord bilatéral avec différents partenaires, 2014 |
Note: CUSFTA correspond à l’accord entre les États-Unis, le Costa Rica, le Salvador, le Guatemala, le Honduras, le Nicaragua et la République Dominicaine. La droite verticale représente la probabilité “seuil” à partir de laquelle il est rationnel du point de vue économique de signer un accord, telle que calculée par le modèle ; au-dessus de 11,3 %, deux pays “devraient” signer un accord bilatéral. Les autres pays sont de haut en bas: Bahrein, Oman, la Corée du Sud, Israël, Singapour, la Jordanie, l’Australie, le Pérou, le Maroc, Panama, la Colombie, le Chili, le Mexique et le Canada.
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Il y a naturellement une dimension dynamique dans ce raisonnement. Le graphique 3 montre la probabilité prédite de signer un accord préférentiel entre les trois membres de l'ALENA à des dates différentes. Il n'est pas surprenant que CAN-USA (83 %) soit la paire «naturelle» avec une probabilité prédite bien au-dessus du seuil prédit par le modèle pour toute la période 1995-2014. Lorsque Bill Clinton a signé l'ALENA, si le Mexique était un partenaire naturel (au-dessus du seuil de 11,3 % selon notre modèle), la décision était prospective : deux décennies plus tard, les probabilités prédites pour les paires CAN-MEX (71%) et MEX-USA (76%) ont atteint le même ordre de grandeur que CAN-USA. Donald Trump nous opposera fort à propos que la géographie n'a pas changé au cours des deux dernières décennies ; c’est oublier que les conditions économiques (la taille du marché, les avantages comparatifs) ont changé, non seulement en considérant la paire MEX-USA, mais aussi en comparant cette paire à n'importe quelle paire possible de pays. Reagan et Clinton n'avaient pas tort de signer respectivement le CUSFTA et l'ALENA ; ce serait maintenant stupide de la part de Trump d’enterrer l’ALENA.
Graphique 3 – probabilités prédites de signature de l’ALENA, par période
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[1] L'accord de libre-échange entre les États-Unis et la Jordanie a été mis en œuvre le 1er janvier 2010.
[2] Egger, P. and Larch, M. (2008). Interdependent preferential trade agreement memberships: An empirical analysis. Journal of International Economics, 76(2):384-399.
[3] Baier, S. L. and Bergstrand, J. H. (2004). Economic determinants of free trade agreements. Journal of International Economics, 64(1):29-63.
[4] de Sousa, J. (2012). The currency union effect on trade is decreasing over time. Economics Letters, 117(3):917-920.