« Destination-based cash-flow tax », la concurrence fiscale puissance quatre des républicains américains
L’analyse économique du projet républicain de réforme de la fiscalité des entreprises peut se résumer par « America First ». Aussi déstabilisant pour la concurrence internationale et la stabilité financière qu’attirant pour la nouvelle administration.
Par Sébastien Jean
Le projet de réforme fiscale (blueprint) porté par les leaders républicains de la Chambre des représentants comporte différents volets, dont l’impact total estimé par le Tax Policy Center serait de diminuer les recettes fiscales de plus de 3000 milliards de dollars sur une décennie. L’un de ses aspects les plus déroutants concerne la réforme de la fiscalité des entreprises, qui consisterait à remplacer l’impôt sur les sociétés, dont le taux statutaire est actuellement de 35%, par un impôt sur le flux de liquidités de 20%, basé sur la destination (« destination-based cash flow tax », ou DCFT). Ce projet est potentiellement porteur de changements importants à la fois parce qu’il modifie l’assiette de la fiscalité et parce que la focalisation sur la destination, qui se traduit par une taxation des seules recettes sur le sol américain, se traduit par un ajustement à la frontière. Selon l’argumentaire développé par son promoteur de longue date, l’économiste Alan Auerbach, cet ajustement serait comparable à celui effectué pour la TVA. Il ne déformerait pas les flux commerciaux agrégés car sa mise en place se traduirait par une appréciation du dollar, mais permettrait d’éliminer les incitations fiscales à la délocalisation ou à la manipulation des prix de transfert au sein des multinationales. Ces conclusions se fondent cependant sur une vision très simplifiée, faisant l’impasse sur les différences entre une telle taxe et une TVA, et sur le fait que l’ajustement du taux de change du dollar serait loin d’être automatique. Si sa compatibilité avec les règles de l’OMC est plus que douteuse (voir sur ce point l’article de Jean-François Boittin), la réalité de ses effets économiques mérite un examen plus approfondi.
La DCFT taxe le cash-flow, donc les revenus des entreprises moins leurs achats de bien intermédiaires et leur coût du travail. Les intérêts d’emprunt ne sont plus déductibles, en revanche les dépenses en investissement le sont immédiatement et intégralement. Ce dernier élément modifie la taxation de l’investissement, qui se fait au moment de la dépense au lieu d’intervenir par l’intermédiaire de la dépréciation dans les années qui suivent. Les conséquences peuvent être importantes sur les incitations et les pratiques, notamment mais pas seulement en supprimant la prime fiscale au financement par l’endettement. Pour se focaliser sur les autres aspects, considérons que cela revient dans les deux cas à déduire les dépenses d’investissement, la neutralité étant de fait assurée pour une entreprise qui investirait chaque année un montant exactement égal à la dépréciation de son capital productif. Au total, l’assiette de cette taxe serait donc les revenus moins les achats, les coûts du travail et ceux du capital ; en somme, les profits. D’ailleurs, cette taxe remplace de fait une taxe sur les profits, tout en rabaissant fortement son taux.
Le parallèle avec la TVA sur lequel s’appuient ses supporteurs est donc tronqué : elle en diffère nettement, puisque l’assiette fiscale de la TVA inclut l’ensemble de la valeur ajoutée, y compris le coût du travail et celui du capital. Il faut plutôt considérer la DCFT comme l’équivalent fonctionnel de la combinaison de deux taxes : une TVA et une subvention de même taux sur le travail et l’investissement. L’impôt sur les sociétés (IS) au sens classique, c’est-à-dire basé sur les profits, est en revanche supprimé en tant que tel.
Pour la concurrence internationale, cela fait une différence majeure à plusieurs égards. D’abord, parce que la combinaison de ces différentes taxes permet de mettre en œuvre un taux de TVA beaucoup plus élevé qu’il ne le serait sinon : en termes nets, la taxe rapporte nettement moins que ne le ferait une TVA, puisqu’elle est grevée par les subventions implicites sur le travail et l’investissement. Rappelons que la TVA est un tabou aux États-Unis, notamment parce que les politiques sont réticents à offrir une telle manne à l’administration fédérale. Soulignons également qu’une telle taxe s’ajouterait aux sales tax pratiquées au niveau des États (seuls cinq d’entre eux n’en appliquent pas), voire des villes et des comtés, qui peuvent se monter à 11% au total dans certains cas. En combinant l’ensemble, c’est donc un taux très élevé de taxe à la consommation qui serait appliqué, probablement sans équivalent parmi les pays développés.
Ensuite, le travail et l’investissement seraient implicitement massivement subventionnés sur le sol américain. Pour le comprendre, il faut revenir sur un autre élément essentiel de la DCFT, l’ajustement à la frontière. Un tel ajustement est de fait appliqué à la TVA, dans la mesure où les importations y sont assujetties pour l’ensemble de leur valeur, alors que les exportations ne le sont pas du tout. De la même façon, la DCFT s’applique aux importations, dont valeur n’entre pas dans les biens intermédiaires déductibles de la base fiscale, mais les recettes d’exportations en sont exemptées. Au fond, dans les deux cas, c’est la destination du bien qui détermine sa fiscalité. Le point clé est que la même règle ne s’applique pas aux subventions sur le travail et l’investissement : même si le produit de la vente est exporté et n’entre donc pas dans l’assiette fiscale, les déductions liées au coût du travail et de l’investissement s’appliquent, éventuellement en donnant droit à un crédit d’impôt. Implicitement, il s’agit donc d’une subvention sur ces facteurs de production, basée sur l’origine et non sur la destination des biens.
Enfin, la taxation des profits en tant que telle disparaît dans cette décomposition. En somme, la taxation des profits est donc remplacée par une imposition des recettes sur la base de leur destination et une subvention des facteurs sur la base de leur origine, ce qui pourrait se résumer par la formule suivante :
DCFT (20%) = TVA (20%, basée sur la destination) + subvention sur le travail (-20%, basé sur l’origine) + subvention sur l’investissement (-20%, basé sur l’origine) + suppression de l’IS (-35%, basé sur l’origine)
Comme cette formulation le montre clairement, tous les éléments de taxation sont basés sur la destination des biens, tandis que tous ceux de subvention (ou de suppression de taxe, ce qui revient au même) sont déterminés par l’origine. Chacun de ces quatre éléments peut s’interpréter comme relevant de la concurrence fiscale ou de la dépréciation interne.
L’équivalence postulée par Auerbach repose sur l’hypothèse de compensation par le taux de change. C’est une hypothèse courante dans des analyses structurelles de long terme, mais elle paraît héroïque dans le cas présent à court ou moyen terme étant donné la déconnexion de fait entre la valeur du dollar et le solde commercial américain, liée à l’importance dominante des flux purement financiers et au statut de monnaie de réserve internationale du dollar. Pour contrebalancer exactement l’ajustement à la frontière, la valeur du dollar devrait augmenter de 25%. A coup sûr, un tel ajustement ne se ferait que lentement, et sans doute partiellement. La réforme aurait donc à la fois pour effet de réduire significativement le déficit courant américain et de relancer l’inflation aux États-Unis, alors même que son taux sous-jacent est déjà supérieur depuis plus d’un an à la cible de la Fed.
Cela étant, on peut effectivement penser qu’une telle réforme pousserait à l’appréciation du dollar. Dans le contexte d’endettement massif en dollars dans la plupart des pays émergents, et alors que le dollar est déjà sur une pente ascendante marquée, une telle appréciation (même pour une partie de ce montant) serait une véritable bombe pour la stabilité financière internationale. Elle induirait au passage des effets de richesse massifs et contrastés, au profit des détenteurs nets de capitaux en dollars. Une perte sèche pour les États-Unis pris dans leur ensemble et un cadeau à la Chine, notamment, ce qui n’est pas sans ironie.
Le Blueprint affirme que ce projet « permettra aux entreprises américaines d’être sur un pied d’égalité avec leurs concurrentes étrangères ». En fait, la correction est à sens unique. Elle élimine toute incitation à aller produire à l'étranger pour vendre aux États-Unis, mais elle crée au contraire des incitations pour une multinationale étrangère à délocaliser aux États-Unis la production des biens destinés à son propre marché. De même pour les prix de transfert : les manipuler ne modifie pas la base taxable aux États-Unis, en revanche elle les modifie potentiellement dans les pays partenaires si on n'applique pas la même réforme. L’incitation est donc forte à manipuler les prix de transfert pour déplacer son bénéfice aux États-Unis, par exemple en sous-estimant le prix des achats aux filiales étrangères, ce qui améliorerait mécaniquement le solde commercial américain.
En dépit de la présentation bénigne qu’en font ses supporteurs, une telle réforme de la fiscalité des entreprises porte donc en germe une déstabilisation massive des termes de la concurrence internationale, et potentiellement de la stabilité financière mondiale. Et s’il fallait résumer son essence en deux mots, « America First » s’imposerait, tant la politique annoncée est à tous égards non coopérative. Pas de quoi dissuader l’administration Trump de la mettre en place, bien au contraire. Mais certainement de quoi donner l’alerte à tous ses partenaires, qui auront du mal à rester les bras croisés si ce projet est mis en place.
La DCFT taxe le cash-flow, donc les revenus des entreprises moins leurs achats de bien intermédiaires et leur coût du travail. Les intérêts d’emprunt ne sont plus déductibles, en revanche les dépenses en investissement le sont immédiatement et intégralement. Ce dernier élément modifie la taxation de l’investissement, qui se fait au moment de la dépense au lieu d’intervenir par l’intermédiaire de la dépréciation dans les années qui suivent. Les conséquences peuvent être importantes sur les incitations et les pratiques, notamment mais pas seulement en supprimant la prime fiscale au financement par l’endettement. Pour se focaliser sur les autres aspects, considérons que cela revient dans les deux cas à déduire les dépenses d’investissement, la neutralité étant de fait assurée pour une entreprise qui investirait chaque année un montant exactement égal à la dépréciation de son capital productif. Au total, l’assiette de cette taxe serait donc les revenus moins les achats, les coûts du travail et ceux du capital ; en somme, les profits. D’ailleurs, cette taxe remplace de fait une taxe sur les profits, tout en rabaissant fortement son taux.
Le parallèle avec la TVA sur lequel s’appuient ses supporteurs est donc tronqué : elle en diffère nettement, puisque l’assiette fiscale de la TVA inclut l’ensemble de la valeur ajoutée, y compris le coût du travail et celui du capital. Il faut plutôt considérer la DCFT comme l’équivalent fonctionnel de la combinaison de deux taxes : une TVA et une subvention de même taux sur le travail et l’investissement. L’impôt sur les sociétés (IS) au sens classique, c’est-à-dire basé sur les profits, est en revanche supprimé en tant que tel.
Pour la concurrence internationale, cela fait une différence majeure à plusieurs égards. D’abord, parce que la combinaison de ces différentes taxes permet de mettre en œuvre un taux de TVA beaucoup plus élevé qu’il ne le serait sinon : en termes nets, la taxe rapporte nettement moins que ne le ferait une TVA, puisqu’elle est grevée par les subventions implicites sur le travail et l’investissement. Rappelons que la TVA est un tabou aux États-Unis, notamment parce que les politiques sont réticents à offrir une telle manne à l’administration fédérale. Soulignons également qu’une telle taxe s’ajouterait aux sales tax pratiquées au niveau des États (seuls cinq d’entre eux n’en appliquent pas), voire des villes et des comtés, qui peuvent se monter à 11% au total dans certains cas. En combinant l’ensemble, c’est donc un taux très élevé de taxe à la consommation qui serait appliqué, probablement sans équivalent parmi les pays développés.
Ensuite, le travail et l’investissement seraient implicitement massivement subventionnés sur le sol américain. Pour le comprendre, il faut revenir sur un autre élément essentiel de la DCFT, l’ajustement à la frontière. Un tel ajustement est de fait appliqué à la TVA, dans la mesure où les importations y sont assujetties pour l’ensemble de leur valeur, alors que les exportations ne le sont pas du tout. De la même façon, la DCFT s’applique aux importations, dont valeur n’entre pas dans les biens intermédiaires déductibles de la base fiscale, mais les recettes d’exportations en sont exemptées. Au fond, dans les deux cas, c’est la destination du bien qui détermine sa fiscalité. Le point clé est que la même règle ne s’applique pas aux subventions sur le travail et l’investissement : même si le produit de la vente est exporté et n’entre donc pas dans l’assiette fiscale, les déductions liées au coût du travail et de l’investissement s’appliquent, éventuellement en donnant droit à un crédit d’impôt. Implicitement, il s’agit donc d’une subvention sur ces facteurs de production, basée sur l’origine et non sur la destination des biens.
Enfin, la taxation des profits en tant que telle disparaît dans cette décomposition. En somme, la taxation des profits est donc remplacée par une imposition des recettes sur la base de leur destination et une subvention des facteurs sur la base de leur origine, ce qui pourrait se résumer par la formule suivante :
DCFT (20%) = TVA (20%, basée sur la destination) + subvention sur le travail (-20%, basé sur l’origine) + subvention sur l’investissement (-20%, basé sur l’origine) + suppression de l’IS (-35%, basé sur l’origine)
Comme cette formulation le montre clairement, tous les éléments de taxation sont basés sur la destination des biens, tandis que tous ceux de subvention (ou de suppression de taxe, ce qui revient au même) sont déterminés par l’origine. Chacun de ces quatre éléments peut s’interpréter comme relevant de la concurrence fiscale ou de la dépréciation interne.
L’équivalence postulée par Auerbach repose sur l’hypothèse de compensation par le taux de change. C’est une hypothèse courante dans des analyses structurelles de long terme, mais elle paraît héroïque dans le cas présent à court ou moyen terme étant donné la déconnexion de fait entre la valeur du dollar et le solde commercial américain, liée à l’importance dominante des flux purement financiers et au statut de monnaie de réserve internationale du dollar. Pour contrebalancer exactement l’ajustement à la frontière, la valeur du dollar devrait augmenter de 25%. A coup sûr, un tel ajustement ne se ferait que lentement, et sans doute partiellement. La réforme aurait donc à la fois pour effet de réduire significativement le déficit courant américain et de relancer l’inflation aux États-Unis, alors même que son taux sous-jacent est déjà supérieur depuis plus d’un an à la cible de la Fed.
Cela étant, on peut effectivement penser qu’une telle réforme pousserait à l’appréciation du dollar. Dans le contexte d’endettement massif en dollars dans la plupart des pays émergents, et alors que le dollar est déjà sur une pente ascendante marquée, une telle appréciation (même pour une partie de ce montant) serait une véritable bombe pour la stabilité financière internationale. Elle induirait au passage des effets de richesse massifs et contrastés, au profit des détenteurs nets de capitaux en dollars. Une perte sèche pour les États-Unis pris dans leur ensemble et un cadeau à la Chine, notamment, ce qui n’est pas sans ironie.
Le Blueprint affirme que ce projet « permettra aux entreprises américaines d’être sur un pied d’égalité avec leurs concurrentes étrangères ». En fait, la correction est à sens unique. Elle élimine toute incitation à aller produire à l'étranger pour vendre aux États-Unis, mais elle crée au contraire des incitations pour une multinationale étrangère à délocaliser aux États-Unis la production des biens destinés à son propre marché. De même pour les prix de transfert : les manipuler ne modifie pas la base taxable aux États-Unis, en revanche elle les modifie potentiellement dans les pays partenaires si on n'applique pas la même réforme. L’incitation est donc forte à manipuler les prix de transfert pour déplacer son bénéfice aux États-Unis, par exemple en sous-estimant le prix des achats aux filiales étrangères, ce qui améliorerait mécaniquement le solde commercial américain.
En dépit de la présentation bénigne qu’en font ses supporteurs, une telle réforme de la fiscalité des entreprises porte donc en germe une déstabilisation massive des termes de la concurrence internationale, et potentiellement de la stabilité financière mondiale. Et s’il fallait résumer son essence en deux mots, « America First » s’imposerait, tant la politique annoncée est à tous égards non coopérative. Pas de quoi dissuader l’administration Trump de la mettre en place, bien au contraire. Mais certainement de quoi donner l’alerte à tous ses partenaires, qui auront du mal à rester les bras croisés si ce projet est mis en place.