Le financement des « pertes et préjudices » et dommages aux pays vulnérables
Michel Damian est professeur émérite à l’Université Grenoble Alpes (laboratoire EDDEN, PACTE, CNRS). Il publie (octobre 2015), Les chemins infinis de la décarbonisation, Neuf questions clés pour la COP21, Préface de Jean-Marie Chevalier, Éditions Campus Ouvert, Distribution L’Harmattan. Il est co-éditeur du numéro spécial « Les enjeux de la conférence de Paris. Penser autrement la question climatique », de la revue Natures Sciences Sociétés, Vol. 23, 2015 (avec Catherine Aubertin, Michel Magny, Claude Millier, Jacques Theys et Sébastien Treyer). |
Le lancement de celui-ci avait été annoncé au début de l’année, dans le sillage de la visite du président Hollande et de l’« appel de Manille » préparé avec le président philippin Benigno Acquino. Il s’agit du groupe de pays parmi les plus exposés : Afghanistan, Bangladesh, Barbade, Bhoutan, Costa Rica, Ethiopie, Ghana, Kenya, Kiribati, Madagascar, Maldives, Népal, Philippines, Rwanda, Sainte-Lucie, Tanzanie, Timor oriental, Tuvalu, Vanuatu et Vietnam. Ces pays, regroupant près de 700 millions d’habitants, affrontent déjà des catastrophes et dommages graves.
La question des impacts, plus précisément de la compensation pour les « pertes et préjudices » inévitables ou irréversibles lorsque l’adaptation au changement climatique atteint ses limites ou n’est plus possible, est une préoccupation ancienne des pays en développements et en leur sein des plus pauvres ou des plus vulnérables. Elle a été abordée pour la première fois lors de la conférence climatique de Bali en 2007, puis à celle de Cancun en 2010, à la suite de laquelle un programme de travail a été lancé sur le thème. En novembre 2013, la conférence de Varsovie (COP19) a entériné la création d’un Mécanisme international pour pertes et dommages (Warsaw International Mechanism for Loss and Damage). La question sera explicitement à l’agenda – pour la première fois lors de négociations climatiques – de la conférence de Paris (COP21). Sur les quelques vingt pages de l’accord-cadre, une phrase au moins sera consacrée aux pertes et préjudices, cela semble maintenant acquis (elle figure dans le brouillon, a non paper en termes onusiens, de la rédaction qui sera proposée, au plus tard pour fin octobre, aux 195 États réunis à Paris en décembre prochain) : « Les Parties admettent qu’il est important d’examiner les pertes et préjudices associés aux impacts du changement climatique et reconnaissent le besoin de coopération internationale et de solidarité » [1].
C’est aujourd’hui marcher sur des braises que de soutenir que les catastrophes climatiques, sont déjà imputables, de manière scientifiquement repérable, à des modifications anthropiques. Des climatologues militent pour que l’on accorde plus d’attention à l’attribution des événements climatiques : « La question de la causalité ne peut pas être écartée indéfiniment. […] le volume de preuves scientifiques est croissant, et tout à fait pertinent pour le Mécanisme international de Varsovie, bien que celui-ci soit encore considéré comme une distraction à la marge des négociations. »[2] L’impact dominant des activités humaines sur l’intensification de certains évènements météorologiques extrêmes (vagues de chaleurs, fortes précipitations) au cours des cinquante dernières années semble indéniable[3].
Les premiers chiffres avancés sur les pertes et préjudices donnent le tournis : des multiples des « 100 milliards de dollars » au bénéfice des pays en développement promis à l’horizon 2020 par les pays développés depuis la conférence de Copenhague en 2009. Le V20, dans son communiqué du 8 octobre, indique que le montant des pertes et préjudices devrait croître « au moins » à raison de 2,5 % du PIB potentiel chaque année. Deux chiffres sont mentionnés : 45 milliards de dollars/an d’ici 2020, et 400 milliards de dollars/an d’ici deux décennies. Ces pays affrontent déjà en moyenne plus de 50 000 décès chaque année depuis 2010, un nombre qui devrait croître « exponentiellement » d’ici 2030, est-il écrit ; avec plus de 500 000 personnes qui devront être déplacées du fait de la hausse du niveau des océans.[4]
Le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) a, au printemps 2015, présenté des chiffres, avec quelques phrases, qui pourraient ne pas passer inaperçus. Dans un rapport sur le fossé de l’adaptation en Afrique (Africa's Adaptation Gap), il est écrit que, même dans le cas où tous les efforts et coûts de l’adaptation seraient assumés et financés, le continent souffrirait en plus d’importants dommages résiduels (large ‘residual’ damages) ; des dommages qui, si l’on comprend bien, seraient éligibles au Mécanisme de Varsovie. D’une phrase sibylline, le PNUE propulse la question des financements climatiques dans des multiples des « 100 milliards » : les dommages résiduels « sont estimés devoir être le double des coûts d’adaptation sur la période 2030-2050 » (UNEP, 2015)[5]. Les coûts de l’adaptation en Afrique sont chiffrés à quelque 50 milliards de dollars/an de 2030 à 2050, dans le cas où tout serait mis en œuvre au plan mondial pour maintenir le réchauffement en dessous de 2°C. Le double des coûts d’adaptation sur la période 2030-2050 – pour un réchauffement contenu à 2° C, car ce serait beaucoup plus si le réchauffement se dirigeait vers 4°C ou 5°C d’ici 2100 – cela fait 100 milliards/an et donc 2 000 milliards de dollars au total sur la période 2030-2050 pour la seule Afrique. Les chiffres avancés par le V20 et le PNUE peuvent laisser circonspect, ils sont effectivement à regarder de plus près. À l’issue de Paris Climat 2015, il n’y aura cependant pas encore un seul cent de dollar promis pour le Mécanisme international de Varsovie. Début septembre se tenait, à Bonn, l’avant-dernière réunion en charge d’élaborer le texte de négociation pour Paris. Le G77/Chine a proposé d’inclure le mécanisme pour pertes et préjudices dans l’accord de Paris, « avec une instance de coordination pour les déplacements climatiques ». Les États-Unis, soutenus par les autres pays développés, ont proposé, eux, que le Mécanisme international de Varsovie pour les pertes et dommage soit bien être inclus et mis au service du nouvel accord climatique, mais « après 2020 »[6].
Pour Harjeet Singh, expert climat auprès de l’organisation non gouvernementale Action Aid, une page des grandes conférences climatiques se tourne : les pays les plus vulnérables veulent focaliser les négociations non plus seulement sur la réduction des émissions mais sur l’impératif, absolu pour eux, de financements en provenance des pays développés[7]. La question des « responsabilités historiques » ne se pose cependant plus tout à fait de la même façon aujourd’hui. Les responsabilités ont été quasi entièrement affectées depuis un quart de siècle aux émissions énergétiques de CO2 des pays développés : 70 % des émissions cumulées depuis 1850 (contre 30% pour les pays en développement). Mais si l’on prend en compte la totalité des émissions de gaz à effet de serre depuis le milieu du XIXe siècle (et en particulier le méthane, en provenance des rizières, marais, mangroves, biomasse, décharges, et élevage bovins), et non plus le seul dioxyde de carbone, le tableau n’est plus le même : la responsabilité entre le Nord et le Sud est partagée, 52 % pour les pays développés et 48 % pour les pays en développement[8]. Et, rien que pour le seul CO2, la part des pays en développement va l’emporter aux cours des décennies proches sur celle des pays développés. Départager les responsabilités devient de plus en plus inextricable, le financement des impacts du réchauffement, qui seront extrêmement diversifiés selon les pays et les régions, aussi.
La fabrique narrative de la conférence de Paris 2015 a été jusqu’à présent discrète sur cet enjeu redoutable. Les questions de déstabilisation des sociétés vulnérables, de migration de populations, de pertes et préjudices et donc de coûts irréparables lorsque l’adaptation n’est plus possible ou échoue, avec des enjeux multiformes de financements et d’investissements massifs, seront tout en haut de l’agenda de celles qui lui succéderont. D’autant que le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) devrait à l’avenir beaucoup mieux refléter le poids et les préoccupations des pays émergents et en développement. Le GIEC a d’ailleurs pour objectif d’accueillir un plus grand nombre de membres en provenance du Sud. Les experts de pays en développement et en transition représentaient seulement 36 % de l’équipe qui a rédigé son 5e et dernier rapport, paru en 2013. L’objectif est d’en accueillir une part plus importante pour la préparation et la rédaction du 6e, à paraître au plus tard en 2022. Du 5 au 8 octobre, s’est tenue à Dubrovnik la 42e session du GIEC depuis sa création en 1988. 424 délégués, 136 pays représentés. L’élection d’un nouveau président a eu lieu. Il y avait notamment trois candidats européens et un Américain, les pays d’Asie et en développement ont fait bloc derrière le Sud-coréen Hoesung Lee qui a été élu[9].
[2] James, R., Otto, F., Parker, H., Boyd, E., Cornforth, R., Mitchell, D., Allen, M., 2014. Characterizing Loss and damage from Climate Change, Commentary, Nature Climate Change, 4, 938-939.