Deux principes pour redéfinir le cadre contentieux de l’investissement international
Au-delà de la polémique liée à la négociation du TTIP, le système de règlement des différends entre investisseurs et Etats doit être repensé, pour s’orienter vers une institution publique exclusivement focalisée sur la non-discrimination.
Par Sébastien Jean
Le règlement des différends entre investisseurs et Etats (RDIE, ou ISDS selon le sigle anglais) est sans doute la question la plus épineuse dans la négociation en cours du Partenariat transatlantique (TTIP). Au-delà, c’est l’ensemble du cadre contentieux de l’investissement international qui est mis en cause dans le débat européen. En réponse, la Commission européenne a déjà fait des efforts louables pour réformer le système, en précisant son champ d’application et en proposant des garde-fous. Pourtant, les propositions formulées le 5 mai dernier par la Commissaire européenne au Commerce extérieur, Cecilia Malmström, pour aller plus loin dans cette direction ont reçu un accueil plus que mitigé.
On peut s’étonner de l’intensité de cette polémique alors que les traités bilatéraux d’investissement, sur lesquels s’appuie actuellement pour l’essentiel l’arbitrage des différends entre investisseurs et Etats, sont largement une création européenne. L’Allemagne en est parfois présentée comme la « mère », elle qui a signé le premier accord de ce type (avec le Pakistan, 1959) et qui détient le record mondial du nombre d’accords en vigueur, 131. Avec 95 accords en vigueur, la France n’est guère en reste.
Dans ce contexte, l’opposition, voire l’indignation affichée par nombre de responsables politiques face à de tels accords vient un peu tard, à tout le moins. Elle n’est cependant pas nécessairement injustifiée, pour deux raisons. La première est que ces accords sont longtemps restés peu connus et les procédures d’arbitrages qu’ils prévoyaient, rarement utilisés. La seconde raison est que la nature de ces accords a changé. Originellement conçus pour sécuriser les investissements de pays avancés dans ce que l’on appelait alors le tiers-monde, puis prenant leur essor à la suite de la décolonisation, les accords bilatéraux d’investissement visaient essentiellement à lutter contre l’expropriation et à éviter les entraves au rapatriement des profits, face à des systèmes judiciaires qui n’inspiraient pas confiance. L’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA, dont le chapitre 11 concerne la protection de l’investissement) a ouvert une ère nouvelle, à la fois parce qu’il était signé notamment entre les Etats-Unis et le Canada, deux pays dont la légitimité du système judiciaire n’est pas douteuse, et parce qu’il définissait des obligations beaucoup plus extensives des Etats envers les investisseurs, qui ont été depuis reprises dans de nombreux autres accords.
Même si les critiques formulées contre le système actuel sont souvent infondées voire caricaturales, le résultat est dans certains cas indéfendable, comme lorsque Philip Morris attaque le gouvernement australien pour sa législation sur le paquet de cigarette neutre (même s’il faut rappeler que ce cas n’est pas jugé) ou lorsque la Lybie est condamnée à payer 930 millions de dollars d’amende à un investisseur koweitien qui n’avait pourtant investi sur place que 5 millions.
Refuser d’avancer dans la redéfinition des règles juridiques encadrant l’investissement international constituerait pourtant pour l’UE une contradiction et un renoncement. Contradiction, parce que l’UE est le principal émetteur mondial d’investissement international. Autant dire que l’UE confie à d’autres pays des sommes colossales, et ses excédents courants actuels astronomiques suggèrent qu’elle n’est pas prête d’arrêter de le faire. Il est de ce fait légitime, pour ne pas dire nécessaire, de se préoccuper de leur protection. De fait, l’UE négocie actuellement avec la Chine un traité bilatéral d’investissement. Refuser d’avancer serait aussi pour l’UE un renoncement à montrer l’exemple dans la définition des règles communes, sur un phénomène dont l’ampleur est sans commune mesure avec ce qu’elle était : le stock des investissements directs à l’étranger représente aujourd’hui environ 35 % du PIB mondial, contre 9 % seulement en 1990. Le statu quo n’est pas une solution satisfaisante, dans un contexte où les Etats Membres ont une profusion d’accords en vigueur, représentant presque la moitié du total mondial. Y compris entre eux : la France compte actuellement onze traités bilatéraux d’investissement en vigueur avec d’autres Etats Membres de l’UE ! Un comble, alors que l’investissement direct à l’étranger est depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne une compétence communautaire.
Deux principes pourraient être suivis pour sortir de cette impasse. Le premier est celui d’une institution publique, constituée de juges choisis et rémunérés par les Etats. Cela éviterait les soupçons de conflits d’intérêt et prendrait acte du fait que les enjeux de l’investissement international sont désormais trop lourds pour être confiés à une justice privée, à l’assise institutionnelle trop étroite. Cela permettrait en outre de poser les jalons d’un tribunal international de l’investissement.
Le second principe serait de focaliser la protection des investissements exclusivement sur le principe de non-discrimination. Le système actuel garantit notamment aux investisseurs un « traitement juste et équitable » et les protège contre l’expropriation indirecte. Mais qui peut dire où s’arrête le champ de ces garanties ? Faut-il offrir aux investisseurs étrangers des assurances dont les nationaux seraient privés ? Comment, d’ailleurs, appliquer ces règles dans un contexte où la nationalité de nombre de groupes est difficile à définir ? Ces garanties ne sont pas illégitimes dans leur principe, mais il revient à chaque système national de les fournir à tous les investisseurs, et non pas à des traités d’en octroyer le privilège aux investisseurs étrangers. En se limitant à assurer la non-discrimination, le règlement des différends se bornerait à vérifier que les investisseurs étrangers sont traités comme les locaux. Sans avoir son mot à dire sur les régulations nationales dès lors qu’elles sont appliquées de manière non discriminante. La non-discrimination est le principe central de l’organisation coopérative des relations économiques internationales, le seul à même de servir de fondement à un système multilatéral permettant enfin de résoudre les conflits relatifs à l’investissement international sur la base de règles partagées.
Cet article a été publié sur LeMonde.fr le 13 mai 2015.
On peut s’étonner de l’intensité de cette polémique alors que les traités bilatéraux d’investissement, sur lesquels s’appuie actuellement pour l’essentiel l’arbitrage des différends entre investisseurs et Etats, sont largement une création européenne. L’Allemagne en est parfois présentée comme la « mère », elle qui a signé le premier accord de ce type (avec le Pakistan, 1959) et qui détient le record mondial du nombre d’accords en vigueur, 131. Avec 95 accords en vigueur, la France n’est guère en reste.
Dans ce contexte, l’opposition, voire l’indignation affichée par nombre de responsables politiques face à de tels accords vient un peu tard, à tout le moins. Elle n’est cependant pas nécessairement injustifiée, pour deux raisons. La première est que ces accords sont longtemps restés peu connus et les procédures d’arbitrages qu’ils prévoyaient, rarement utilisés. La seconde raison est que la nature de ces accords a changé. Originellement conçus pour sécuriser les investissements de pays avancés dans ce que l’on appelait alors le tiers-monde, puis prenant leur essor à la suite de la décolonisation, les accords bilatéraux d’investissement visaient essentiellement à lutter contre l’expropriation et à éviter les entraves au rapatriement des profits, face à des systèmes judiciaires qui n’inspiraient pas confiance. L’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA, dont le chapitre 11 concerne la protection de l’investissement) a ouvert une ère nouvelle, à la fois parce qu’il était signé notamment entre les Etats-Unis et le Canada, deux pays dont la légitimité du système judiciaire n’est pas douteuse, et parce qu’il définissait des obligations beaucoup plus extensives des Etats envers les investisseurs, qui ont été depuis reprises dans de nombreux autres accords.
Même si les critiques formulées contre le système actuel sont souvent infondées voire caricaturales, le résultat est dans certains cas indéfendable, comme lorsque Philip Morris attaque le gouvernement australien pour sa législation sur le paquet de cigarette neutre (même s’il faut rappeler que ce cas n’est pas jugé) ou lorsque la Lybie est condamnée à payer 930 millions de dollars d’amende à un investisseur koweitien qui n’avait pourtant investi sur place que 5 millions.
Refuser d’avancer dans la redéfinition des règles juridiques encadrant l’investissement international constituerait pourtant pour l’UE une contradiction et un renoncement. Contradiction, parce que l’UE est le principal émetteur mondial d’investissement international. Autant dire que l’UE confie à d’autres pays des sommes colossales, et ses excédents courants actuels astronomiques suggèrent qu’elle n’est pas prête d’arrêter de le faire. Il est de ce fait légitime, pour ne pas dire nécessaire, de se préoccuper de leur protection. De fait, l’UE négocie actuellement avec la Chine un traité bilatéral d’investissement. Refuser d’avancer serait aussi pour l’UE un renoncement à montrer l’exemple dans la définition des règles communes, sur un phénomène dont l’ampleur est sans commune mesure avec ce qu’elle était : le stock des investissements directs à l’étranger représente aujourd’hui environ 35 % du PIB mondial, contre 9 % seulement en 1990. Le statu quo n’est pas une solution satisfaisante, dans un contexte où les Etats Membres ont une profusion d’accords en vigueur, représentant presque la moitié du total mondial. Y compris entre eux : la France compte actuellement onze traités bilatéraux d’investissement en vigueur avec d’autres Etats Membres de l’UE ! Un comble, alors que l’investissement direct à l’étranger est depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne une compétence communautaire.
Deux principes pourraient être suivis pour sortir de cette impasse. Le premier est celui d’une institution publique, constituée de juges choisis et rémunérés par les Etats. Cela éviterait les soupçons de conflits d’intérêt et prendrait acte du fait que les enjeux de l’investissement international sont désormais trop lourds pour être confiés à une justice privée, à l’assise institutionnelle trop étroite. Cela permettrait en outre de poser les jalons d’un tribunal international de l’investissement.
Le second principe serait de focaliser la protection des investissements exclusivement sur le principe de non-discrimination. Le système actuel garantit notamment aux investisseurs un « traitement juste et équitable » et les protège contre l’expropriation indirecte. Mais qui peut dire où s’arrête le champ de ces garanties ? Faut-il offrir aux investisseurs étrangers des assurances dont les nationaux seraient privés ? Comment, d’ailleurs, appliquer ces règles dans un contexte où la nationalité de nombre de groupes est difficile à définir ? Ces garanties ne sont pas illégitimes dans leur principe, mais il revient à chaque système national de les fournir à tous les investisseurs, et non pas à des traités d’en octroyer le privilège aux investisseurs étrangers. En se limitant à assurer la non-discrimination, le règlement des différends se bornerait à vérifier que les investisseurs étrangers sont traités comme les locaux. Sans avoir son mot à dire sur les régulations nationales dès lors qu’elles sont appliquées de manière non discriminante. La non-discrimination est le principe central de l’organisation coopérative des relations économiques internationales, le seul à même de servir de fondement à un système multilatéral permettant enfin de résoudre les conflits relatifs à l’investissement international sur la base de règles partagées.
Cet article a été publié sur LeMonde.fr le 13 mai 2015.