Lee Kuan Yew : la disparition d’un « despote éclairé » exceptionnel
Lee Kuan Yew est élu Premier ministre du « self-governing state of Singapore » en 1959, avec deux objectifs prioritaires :la stabilité politique et le développement économique. Sur ces deux points il aura réussi au-delà du possible, mais demeurent les défis du vieillissement et de la démocratisation.
Par Michel Fouquin
La création officielle de l’État indépendant de la République de Singapour en 1965 est due au rejet par la Fédération de Malaisie d’intégrer cette enclave à majorité chinoise, par crainte qu’elle ne domine son économie. 1965, c’est aussi l’année des pogroms antichinois et anticommunistes dans l’Indonésie voisine, qui seront imités en 1969 en Malaisie. Lee, dans les années cinquante est l’avocat officiel des syndicats ; face à l’afflux de réfugiés et à la misère de l’époque, il décide de s’opposer aux communistes et crée en 1954 le People’s Action Party (PAP). Il est élu Premier ministre du « self-governing state of Singapore » en 1959, avec deux objectifs prioritaires :
- Préserver les relations entre les communautés [1] chinoises, indiennes et malaises qui composent la population de la cité-État en les associant au pouvoir ; à cette fin instaurer un régime autoritaire qui impose une stabilité politique jugée cruciale ;
- Faire renaître l’enclave comme centre majeur de commerce international.
Les États voisins de Singapour nouvellement indépendants s’engagent –comme la Chine et l’Inde– dans des politiques de rupture avec l’Occident et de fermeture économique de leurs économies.
Graphique 1 : PIB par habitant, en dollars constants de 2011.
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Source : Base de données Chelem du CEPII.
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La croissance du revenu par habitant de Singapour, de 1961-1965, est faible compte tenu de l’incertitude et des troubles sociaux qui précédent la proclamation de l’indépendance de la République ; elle accélère dès 1966 pour atteindre plus de 7% en moyenne de 1966 à 1986 ; puis ayant atteint un niveau élevé la croissance se maintient à 3,6% en moyenne de 1987 à 2013. Le niveau de revenu atteint est aujourd’hui l’un des plus élevés du monde.
Singapour a choisi le modèle mis en place à Hong Kong d’industrialisation par l’exportation mais en s’appuyant principalement sur les investissements directs étrangers. Limité à de l’artisanat au moment de l’indépendance, la place de l’industrie moderne est cruciale pour le démarrage de la croissance et surtout la création d’emplois pour ceux qui ont fuit en grand nombre les pays voisins. La part de l’emploi industriel passe de 19 % en 1956 à 30 % en 1973. C’est une industrie d’assemblage exploitant une main-d’œuvre abondante et mal rémunérée. Rapidement, cela se traduit, comme à Hong Kong, par des excédents commerciaux qui iront croissants.
Par ailleurs le régime met en place un système d’épargne forcée (National Provisional Fund et le Housing and Development Board) destiné au financement du logement social et des retraites. Ainsi, l’exploitation de la main-d’œuvre est-elle en partie utilisée pour développer les services sociaux redistribuant plus tard les profits. Le taux d’épargne est dès lors un des plus élevés au monde. Il crée aussi, toujours grâce aux excédents commerciaux, en 1974, un fonds souverain (Temasek Holdings) qui détient au départ des participations uniquement dans les entreprises Singapouriennes pour soutenir leur développement.
Singapour est aussi devenue le premier centre de raffinage pétrolier, de transport maritime et de réparation navale pour l’Asie du Sud-Est. Vers le milieu des années quatre vingt, Lee décide d’opérer une « révolution industrielle » en décourageant les industries de main d’œuvre, en augmentant les salaires pour les pousser à se délocaliser vers l’Indonésie. La part de l’industrie décline à l’exception du secteur électronique, au profit du secteur tertiaire. Singapour conserve cependant une activité centrale de réexportations de pièces et de composants de biens manufacturés, avec ou non un ajout de sa part. Le tout se traduit par un excédent commercial substantiel (64 milliards de dollars en 2013) qui est à la base de l’accumulation de ses ressources financières. Singapour se conçoit comme le centre d’accueil des technologies nouvelles qu’elle se propose de diffuser dans toute la région (voir tableau 1) : au lieu de développer sa propre industrie elle va jouer le soutien aux industries qui se développent dans les pays voisins. Elle devient le centre d’accueil des sièges des multinationales qui s’intéressent à la région et qui apprécient la stabilité politique et économique de la cité-état.
Tableau 1 : les principaux avantages comparatifs de Singapour. |
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Source : Base de données Chelem du CEPII.
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Le succès économique de Singapour sera selon Lee une « révélation » pour Deng XiaoPing lors de son premier voyage à l’étranger en 1978. Voyage qui sera suivi de l’ouverture des ports de Chine au commerce international et aux investissements étrangers. Par la suite Deng se servira de Lee –et accueillera également un vice PM singapourien qui s’installe en Chine- pour le conseiller sur le développement des zones côtières.
La dernière étape sera celle du développement des activités financières de la cité-État qui commence dans les années 90. Dans ce domaine aussi Singapour profite du sous-développement des secteurs financiers des pays voisins, pour une part handicapés par les règles de la finance islamique. C’est aussi devenu un paradis fiscal, même si les autorités de ce pays ont promis en 2014 de lever le secret sur certaines transactions, il semble que les entreprises multinationales continuent d’apprécier cette place pour l’optimisation fiscale.
Par ailleurs, la République gère deux fonds d’investissements souverains. La création en 1981 du fonds souverain, Government of Singapore Investment Corporation (GIC), qui investit les ressources de l’État (315 milliards de dollars environ) dans des sociétés internationales cotées. Par ailleurs Temasek (détenant un portefeuille de 223 milliards de dollars) s’est aussi internationalisé à partir de 2002. Ces deux entités ont pour but de placer les excédents publics en vue de générer des plus values à long terme (sur vingt ans selon les statuts). La dernière activité autorisée sera en 2005 celle des casinos jusque-là interdits par Lee, qui dut céder, à contrecœur semble-t-il.
Lee Kuan Yew s’est retiré du devant de la vie publique de Singapour depuis 1990, mais il a continué d’être très influent jusqu’à ces dernières années. L’opposition politique, bien que légale en théorie, a longtemps fait l’objet de mesures d’intimidation efficaces. Elle était inexistante jusque là. Elle commence depuis, petit à petit, à se faire entendre.
[1] A cette diversité des communautés s’ajoute celle des religions pratiquées : le bouddhisme principalement par les chinois, l’Islam par les malais, l’hindouisme par les indiens…