Chine : l’enjeu politique du troisième plenum
Le Parti Communiste Chinois a produit un texte d’une grande portée, dont la mise en œuvre va transformer profondément la société chinoise. On étudie ici les principes politiques qui l’inspirent, les réformes les plus structurantes et la voie vers la « civilisation écologique ».
Par Michel Aglietta
Une fois n’est pas coutume. La presse occidentale, qui ne manque jamais une occasion de dénigrer la Chine, se déclare impressionnée par l’ampleur et la conviction des engagements révélés dans le document diffusé par le Comité central du Parti Communiste Chinois (PCC). Ce document très détaillé énonce les résolutions du Parti concernant les finalités majeures pour approfondir la réforme chinoise. Son importance va bien au-delà de l’impulsion qui va être donnée aux transformations économiques et que nous analyserons dans un autre billet. Il s’agit de la nature du système politique chinois et de son lien au développement de la société. L’enjeu est celui des capacités d’évolution politique de la Chine, en contrepoint de celles de l’Occident, face au défi commun du développement inclusif et soutenable.
Car ne nous y trompons pas. Le monde entier est entré dans une triple crise : économique, sociale et écologique. Le nouveau millénaire n’est pas encore vraiment commencé. Il appelle une mutation du capitalisme, entraînant une transformation radicale des modes de vie vers ce que le programme des Nations-Unies pour le développement humain appelle la « civilisation écologique » [1]. Une telle mutation implique des investissements gigantesques dans les biens publics, et donc la direction d’un projet collectif et la coordination de sa mise en œuvre par les États. Mais elle implique aussi toute l’efficacité du marché dans l’allocation des ressources et la légitimité démocratique qui ne saurait être que formelle. La démocratie réelle sera active dans l’organisation de la cité où se jouera la qualité de la civilisation écologique. Car la réalisation des projets de vie, qui est la finalité de la croissance inclusive, dépend de la prise en charge d’intérêts collectifs par la société civile. Elle ne s’accommode pas d’un individualisme exclusif qui ne fasse confiance qu’au marché comme mode de coordination anonyme.
Le texte de directives, comprenant 16 résolutions et 60 points détaillés, est une feuille de route pour ouvrir une voie qui engage la société chinoise dans son auto transformation. Lorsqu’on observe la paralysie du système politique américain, les difficultés politiques de l’Allemagne à nouer un compromis interne de gouvernement capable d’arracher l’Europe à son impuissance, et les inquiétants symptômes de désagrégation sociale en France, on ne peut qu’être intéressé par l’ampleur de l’évolution politique et sociale annoncée dans le texte chinois. Dans ce billet on met en évidence deux dimensions des directives : la place et le rôle de l’État dans la nouvelle phase de la réforme vis-à-vis du marché et de la société d’une part, le développement conjoint des villes et des campagnes, qui sera le contenu de la civilisation écologique d’autre part.
Principes politiques de la réforme dans sa nouvelle phase
Les Chinois croient tout autant que les occidentaux que le peuple est la source ultime de la souveraineté. Mais la démocratie est une auto référence paradoxale : le peuple se commande à lui-même. Les Occidentaux ont résolu le paradoxe par la logique représentative qui remonte à moins de trois siècles: le processus électoral dégage une majorité dont la volonté s’impose au peuple entier [2]. La philosophie politique chinoise, dont la tradition remonte à plus de deux millénaires, s’est institutionnalisée dans la forme impériale : la souveraineté est unitaire et absolue. La démocratie s’inscrit dans le principe suivant : le souverain est légitime s’il gouverne pour le peuple. Notre thèse est que le PCC s’est moulé dans les institutions impériales [3]. C’est l’empereur collectif.
Il s’ensuit que la société harmonieuse, expression chinoise pour désigner la civilisation écologique, doit respecter trois conditions : aucune force politique organisée ne doit s’opposer au Parti qui représente le peuple entier au plan politique ; la bureaucratie doit être méritocratique pour que ses intérêts s’alignent sur ceux du souverain ; le bien-être du peuple doit être développé. Les directives du comité central spécifient ces principes pour la phase historique qui s’ouvre de manière à corriger les graves déviations aux principes résultants des contradictions héritées de la phase précédente de la réforme.
L’un des héritages les plus importants de la philosophie politique chinoise, celui des légistes, est la primauté de la Loi. Le souverain est absolu, mais les pouvoirs de l’État sont délimités strictement par le respect rigoureux de la Loi. La prépondérance de la Loi garantit d’une part la liberté du marché et d’autre part l’autonomie de la société civile. Remarquons que cette position philosophique conduit à l’État de Droit et que c’est la condition nécessaire et suffisante pour la liberté du marché : définition, reconnaissance, respect et sécurité des droits de propriété, organisation et contrôle du bon fonctionnement de leur libre transfert par le marché. La théorie du marché est complètement muette sur la nature du régime politique dès lors que l’État de Droit est respecté. Il s’ensuit que le libre marché est entièrement compatible avec la souveraineté impériale si le Parti en tant que souverain établit l’État de Droit.
C’est le principe de base posé avec force par le texte du comité central: fonder une économie socialiste de marché sur la base d’un découplage de l’État et du marché ; établir les conditions juridiques de l’allocation des ressources par le marché, renforcer le rôle leader du Parti sur l’État et développer les organisations sociales autonomes de la société civile. Celles-ci seront confortées par le système judiciaire qui devra garantir le respect des droits humains.
La directive énonce que la Chine accueille une multiplicité de formes de propriétés: publique, collective, mutualiste, privée. Elle encourage des associations public-privé. Les droits de propriété seront strictement protégés. Un pouvoir judiciaire séparé des administrations sera développé à tous les niveaux d’organisation du territoire. Les entreprises publiques seront séparées de l’État à tous les niveaux de gouvernement. Tout monopole administratif doit être brisé. Les entreprises publiques doivent devenir des fers de lance du développement en tant qu’entreprises soumises aux critères de performance du marché, comme elles l’ont été en France avec succès pendant les Trente Glorieuses.
La directive définit le rôle du gouvernement : assurer la régulation macroéconomique, contrôler la stabilité du système financier et organiser la production des biens et services publics dans le respect de la loi. Ses priorités seront la sécurité nationale, la sauvegarde de l’environnement, l’approvisionnement des ressources stratégiques et le respect de l’intérêt collectif, en particulier le repérage et l’élimination de la corruption. Pour ce faire l’État doit promouvoir une planification stratégique à long terme fondée sur des critères de qualité de la croissance s’imposant aux gouvernements locaux et se substituant à la croissance du PIB.
Promouvoir la civilisation écologique : le développement conjoint urbain rural
L’urbanisation va être l’axe du développement de la Chine dans les vingt prochaines années. Il s’agit d’éliminer la division séculaire entre villes et campagnes en mettant les fermiers en situation de participer pleinement au développement intégré. L’enjeu est énorme car plus de 300 millions de personnes vont migrer vers les villes d’ici 2030. C’est donc dans une conception renouvelée des villes que doit s’inscrire la civilisation écologique. C’est dans l’interaction de la planification publique et des organisations de la société civile que se joue la transformation des modes de vie.
Pour affronter cet immense pari, le texte du comité central annonce des réformes radicales : reconnaissance des droits d’usage des fermiers sur la terre rurale; création de marchés de transferts des droits sur la terre rurale allant vers une unification progressive des marchés fonciers pour garantir que les paysans bénéficient de la hausse de la valeur des terres; élimination de toute restriction d’emploi et de droits sociaux (logement et sécurité sociale) pour les migrants qui s’établissent dans le villes petites et moyennes (moins de 5 millions d’habitants). Un contrôle strict de la population demeure pour les mégapoles. Néanmoins l’objectif est bien l’inclusion de tous les résidents dans la vie de la cité.
La civilisation écologique consiste à promouvoir un changement progressif des modes de production urbains. En lieu et place des chaînes de valeur linéaires des inputs primaires vers les produits finis et les services associés, qui produisent d’énormes quantités de déchets polluants comme effets induits, la planification urbaine doit inciter à promouvoir des processus de production circulaire, fondés sur le recyclage généralisés, par une évolution du prix des ressources et par la pression des organisations sociales. Celles-ci seront aussi appelées à jouer un grand rôle en complétant le secteur public dans la fourniture des services sociaux. Cette capacité d’auto organisation, qui prend ses racines dans la culture collective de la société chinoise, va marquer le changement des relations entre l’État et la société civile.
Le rôle indispensable du Parti est d’exercer un leadership sur la cohérence d’ensemble du processus à interactions complexes. Cela implique une démocratie interne au Parti, un renouvellement de sa sociologie et un recrutement des talents. Ces évolutions semblent en voie de réalisation à la vue de la qualité des directives produites.
[1] PNUD (2013) « L’essor du Sud : le progrès humain dans un monde diversifié », Rapport sur le développement humain 2013.
[2] Pierre Rosanvallon (2008) La légitimité Démocratique, Ed. Seuil, 367p.
[3] Michel Aglietta et Guo Bai (2012) La Voie Chinoise : Capitalisme et Empire, Ed. Odile Jacob, 431p.