Qu’attendre de la baisse surprise des taux d’intérêt de la BCE ?
En quelques semaines, les deux grandes banques centrales mondiales, FED et BCE, ont contredit le principe d’action, affirmé chez la FED, esquissé depuis peu chez la BCE, du « forward guidance », c'est-à-dire le balisage des anticipations des marchés, en laissant prévoir quelle sera l’orientation de la politique monétaire durant les semaines, voire les mois à venir. La FED a annoncé qu’elle poursuivrait ses rachats de titres du Trésor américain, alors qu’elle avait, lors de ses communications précédentes, convaincu les investisseurs qu’elle allait bientôt les réduire. La BCE a abaissé son taux directeur, de 0,5 % à 0,25 %, alors que les marchés avaient conclu de ses communications précédentes qu’une telle baisse n’était pas pour tout de suite. Des initiatives pas forcément critiquables, car une application sans nuance de ce principe de « forward guidance » risque de faire de la politique monétaire un auxiliaire des manœuvres persuasives des opérateurs de marchés envers leur clientèle, voire même des prises de position spéculatives. Surprendre les marchés n’est donc pas forcément interdit. Évidemment, dans les cas évoqués, les « surprises » étaient plutôt bonnes et les banques centrales ne couraient guère de risque de réactions négatives.
Revenons à la baisse des taux de la BCE. Quelles sont ses motivations et quelles peuvent être ses conséquences ?
Dans son point de presse, Mario Draghi a évoqué la perspective d’un période prolongée d’inflation inférieure à 1 %, suivie d’un mouvement la portant à un taux un peu inférieur à 2 %. Une déclaration qui signifie que la période est propice à « lâcher » quelque peu la garde et pas du tout, comme certains l’interprètent abusivement, à une action pour « faire de l’inflation » jusqu’à ce que l’on atteigne un niveau de hausse des prix proche de 2 %. Il n’est en effet nullement écrit dans ses statuts que la BCE doit maintenir le taux d’inflation à un niveau proche de 2 %. C’est dans une déclaration indépendante que les responsables de la banque ont laissé entendre qu’ils estimeraient remplir leur mission de stabilité des prix s’ils parvenaient à maintenir le taux d’inflation à un niveau un peu inférieur à 2 % (qui est la limite haute prévue dans les statuts). Autrement dit, la BCE estime qu’une fois l’inflation limitée à ce niveau, il n’est pas nécessaire de continuer à appuyer sur le frein, et pas du tout qu’elle doive appuyer sur l’accélérateur pour revenir à 2 % si la hausse des prix lui est plus nettement inférieure. La baisse des taux à 0,25 % n’est donc pas un coup d’accélérateur car, comme on l’évoquera plus tard, elle a peu de chances de provoquer une ruée vers le crédit et une création monétaire massive, ce dont Mario Draghi est conscient puisque, apparemment, dans sa déclaration, il n’a pas évoqué le soutien de la conjoncture pour justifier son action.
Au passage, le président de la BCE écarte le risque de déflation, brandi à tort et à travers par de nombreux économistes et analystes, la déflation n’étant pas la baisse des prix (qu’on n’observe d’ailleurs pas dans la zone euro), mais une spirale où se combinent baisse de la masse monétaire, baisse des prix, baisse des revenus ; une situation que l’on n’a pas observée (même au Japon) depuis les années 1930.
Que faut-il attendre du geste de la BCE ?
Comme on l’a déjà évoqué, cela a peu de chances de ranimer la demande de crédit, pour l’instant atone au plan global. Les taux des crédits sont actuellement, en France, pour les crédits de trésorerie aux entreprises, de 9 % pour les très petites entreprises et de 1,83 % pour les entreprises moyennes. S’agissant des crédits aux investissements, les taux sont plus resserrés : 3,20 % et 2,70 %. Le problème n’est donc pas le niveau des taux de la banque centrale, mais la marge très élevée prise par les banques sur les petites entreprises. La baisse de 25 points de base n’y changera rien, pas plus que pour les autres opérations où les taux sont déjà très bas. En admettant que les banques répercutent le geste de la BCE, ce qui, à ce niveau, n’est pas certain, cela sera-t-il de nature à dégeler les anticipations ? L’action de la BCE n’est toutefois pas inutile si, comme des enquêtes le montrent, une certaine reprise de l’investissement se manifeste dans les PME, puis qu’elle apporte une garantie, au minimum, de stabilité du coût du crédit.
Le geste de la BCE peut-il avoir une influence sur le taux de change euro/dollar ? Ce dernier est actuellement à 1,35 contre 1,37/1,38 avant la décision de la banque, ce qui est très faible comme variation. Le risk reversal euro/dollar (différence entre la volatilité implicite d’une option d’achat et celle d’une option de vente d’un actif, censée indiquer le biais des anticipations) ne permet pas d’anticiper une baisse significative de la devise dans les semaines qui viennent. En fait, il y une chose qui pourrait influencer nettement le taux de change, c’est le déclenchement d’opérations dites decarry trade, c'est-à-dire d’emprunts d’une devise à très bas taux d’intérêt pour la revendre aussitôt contre devises assorties de meilleurs taux d’intérêt. Les carry trade dollars contre devises de pays émergents (qui continuent, mais se sont réorientés du Brésil vers des pays asiatiques) ont contribué à affaiblir le dollar. Pour que l’euro soit le support de carry trade significatifs il faudrait que son taux d’intérêt soit inférieur à celui du dollar.
Effet peu évident sur la demande de crédits, modéré (et pas forcément pérenne) sur le change, favorable sur les marchés (la bourse a bien réagi, bien sûr), la baisse des taux de la BCE apparaît davantage comme une action psychologique destinée à convaincre de sa volonté de rester « accommodante » pendant encore un certain temps. Notons toutefois qu’il y a un risque, sinon de grippage, en tout cas de problèmes sur le marché interbancaire, des taux aussi bas qui couvrent à peine les frais de gestion d’une présence sur ce marché, n’incitant guère les banques à prêter à d’autres.
Mario Draghi déclare qu’il y a encore de la marge et qu’il a d’autres munitions dans son carquois. On veut bien le croire. Mais pour nombre d’économistes, il faut s’orienter vers le rachat massif de titres de pays en difficultés. La BCE a déjà déclaré qu’elle était prête à le faire, mais en conditionnant de telles actions à tant de préalables qu’on ne la voit guère pratiquer cette politique. Les références à la FED sont à cet égard trompeuses. S’il s’agit de fournir de la liquidité, la BCE le fait déjà avec les opérations à long terme en faveur des banques. S’il s’agit de faire baisser les taux, la FED y parvient en rachetant des titres sûrs, alors qu’on demande à la BCE de racheter des titres médiocres ou même franchement mauvais, c'est-à-dire qu’on lui demande de prendre un risque avéré de pertes. Les Allemands ne seraient peut-être pas minoritaires au Conseil des Gouverneurs dans leur opposition à ce type d’action.