L’union bancaire et ses enjeux
Les différentes étapes du développement de la crise en zone euro ont monté l'importance de mettre en place une union bancaire. Préciser son contenu et son fonctionnement soulève des difficultés majeures, ce qui va obliger les européens à clarifier quelques principes fondamentaux.
Par Benjamin Carton
Règles et discrétion
Le terme anglais discretion garde le sens vieilli du même terme français, celui de pouvoir de bien juger, de discernement, comme dans l’expression l’âge de discrétion. Laisser une décision à la discrétion de quelqu’un, ce n’est pas la laisser à sa fantaisie mais à sa sagesse. Rien ne garantit pourtant que celui-ci suive sa sagesse ou en ait suffisamment ; le risque existe toujours que sa décision suive son ignorance son intérêt ou celui de ses amis. Comment lui faire confiance ? C’est pour éviter les dérives que l’on encadre la discrétion par des règles soit générales (principes ou lignes directrices) soit précises. Dans la zone euro, les institutions reposent plus particulièrement sur des règles inscrites comme dans le marbre dans des traités (traité de Maastricht) ou des pactes (pacte de stabilité et de croissance, pacte de six, etc.).
Par nature, la supervision des banques (c’est-à-dire les obligations d’une banque particulière en matière d’activité financière, de structure du bilan, de concentration des contreparties, etc., étant donné la situation financière générale) et la résolution bancaire (c’est-à-dire l’organisation de la faillite d’un établissement bancaire et le partage des pertes entre les différentes parties prenantes) ne peuvent pas suivre à la lettre des règles précises mais seulement des lignes directrices. En la matière, chaque cas est particulier. On peut bien sûr avoir des règles précises sur certains aspects comme, dans le cas de la résolution, l’affirmation de l’ordre de priorité des créanciers. Mais il est impossible de déterminer une règle précise qui statue sur les créanciers qu’il faut sauvegarder afin de ne pas mettre en danger la stabilité financière (et avoir à organiser la faillite d’un autre établissement puis d’un autre etc.). Tout dépend de la situation financière ou de ce qu’on en sait. La banque est-elle systémique ? Les créanciers obligataires doivent-il participer aux pertes ? Cela doit-il être automatique ? Sous quelle forme (réduction de créance ou transformation en action) ? Qu’en est-il des dépôts (le cas chypriote est à ce titre à cas très particulier) ? L’opportunité relative du bail-in et du bail-out est par nature impossible à fixer par une règle générale. De même, en matière de supervision, on ne peut se contenter de règles de fond propre ou de concentration des risques de contrepartie. Il faut parfois ajuster ces règles ou les compléter selon le cas particulier qui se présente : les principes fixent les objectifs et les moyens de la supervision mais non l’emploi précis des moyens selon la situation.
Les règles sont pourtant nécessaires en ce qu’elles permettent d’abord à une banque de savoir à quoi s’attendre mais aussi qu’une égalité de traitement soit possible. En outre, dans le cas de la supervision et de la résolution bancaire, les règles évitent ou limitent la capture du superviseur par le système financier.
Comment dépasser la contradiction ?
La tension inévitable entre règle et discrétion est au cœur de la réflexion sur le droit, la justice et la politique, depuis Aristote au moins. Sans règle le monde est pire que la jungle, sans jugement il se transforme en une machine absurde. Pour assurer un juste milieu entre Mad Max et Kafka, il faut des institutions pouvant assumer cette tension et épouser un terme sans rejeter l’autre. La question qui se pose en zone euro est : « quelles institutions ? »
Nous n’avons qu’un exemple d’institution de la zone euro, c’est la Banque centrale européenne. Bien que bordée de toute part dans son action (limite des instruments à sa disponibilité, définition de ses objectifs, obligation de transparence de ses décisions), elle n’a pas hésité à user de sa discrétion pour changer radicalement d’approche à mesure que les étapes de la profonde crise que nous traversons se sont succédées. Mais la relative confiance dont elle bénéficie tient beaucoup au fait qu’elle est en charge d’un bien commun : la stabilité monétaire et de facto financière. Bien qu’on ne sache pas toujours à quoi s’attendre, chacun sait qu’elle fera tout son possible pour assurer cette stabilité ; bien qu’elle ne suive pas de façon automatique une règle générale, le risque d’inégalité de traitement est limité de par la nature de ses missions. La transparence de ses décisions est suffisante dans la mesure où la décision principale reste assez simple (fixer un taux d’intérêt ou une facilité de paiement) tout en se basant sur des informations essentiellement publiques. Le risque de capture est donc là aussi limité.
La supervision et la résolution bancaire sont bien plus susceptibles d’entrainer des décisions difficiles à prévoir et des inégalités de traitements (deux banques n’étant jamais totalement comparables). Au niveau national, la supervision bancaire est déléguée à une institution sous la responsabilité du gouvernement. La résolution est en générale pilotée directement par le ministre des Finances dans la mesure où cela engage budgétairement l’Etat. Dans les deux cas, la discrétion est la règle et la tâche est dans l’orbite de l’exécutif.
L’exemple de la banque centrale n’est pas un bon guide dans le domaine de la supervision et moins encore dans celui de la résolution. Il ne s’agit jamais de tâches simplement techniques. Dans les deux cas les décisions heurtent des intérêts et bénéficient à d’autres. La transparence des décisions n’est pas aussi claire que celles prises par une banque centrale car les décisions importantes portent sur les détails et l’information nécessaire au jugement éclairée est privée, le risque de capture est dès lors très important. Confier à la BCE la supervision bancaire a déjà soulevé beaucoup de critiques, y compris car cela pourrait entrer en conflit avec sa mission de politique monétaire (capture d’un instrument pour un autre objectif) ; lui confier la résolution est inenvisageable. Mais on ne peut non plus laisser la résolution au niveau national car elle est rendue nécessaire pas les failles de la supervision. L’une ne va pas sans l’autre. Cette supervision ne peut d’ailleurs pas se restreindre aux seules banques mais doit s’étendre à tous les établissements financiers susceptibles d’engendre un risque systémique. Par chance, le shadow banking sector est beaucoup moins développé en zone euro qu’aux Etats-Unis. Mais qu’en sera-t-il dans dix ou vingt ans ?
Responsable mais pas solvable
Une banque en difficulté peut bien sûr limiter ses prêts ou vendre une partie de son portefeuille pour reconstituer ses fonds propres et satisfaire aux différents ratios prudentiels. Mais passé un certain seuil, les deniers publics doivent être engagés, en particulier pour garantir les dépôts (si l’on ferme la banque), recapitaliser une banque croulant sou les créances douteuses ou dont le portefeuille de titre a perdu de sa valeur ou garantir des titres ayant une valeur de marché dépréciée et isolés dans une structure de défaisance.
La prise en charge par les finances publiques nationales d’un problème bancaire (Espagne et Irlande) et l’exposition du système bancaire national à la dette publique (Grèce et Italie), dans un cercle vicieux, ont été à l’origine du risque d’éclatement de la zone euro. Briser définitivement ce cercle nécessite une mutualisation européenne partielle des pertes bancaires nationales, de « purger le passé ». Mais pour que cet effort financier demandé à certains puisse apparaître juste, il faut a minima que la responsabilité du système bancaire soit dorénavant une prérogative européenne.
Si la résolution bancaire est centralisée au niveau européen, ce qui est nécessaire au moins pour les plus grandes banques ou celles qui sont systémiques, on ne peut exiger que seul l’Etat concerné engage ses finances publiques en cas de résolution. Réciproquement, si la décision de résolution est prise au niveau du pays, on ne peut exiger que les finances publiques de tous les pays de la zone euro soient engagées. Des risques d’aléa moral apparaissent dans chaque cas. En même temps, on ne peut totalement isoler les risques bancaires de la conduite des politiques économiques dans un pays. Comment, dans ces circonstances, éviter que l’union bancaire ne crée des transferts importants entre les Etats ? Difficile de s’en assurer absolument.
L’articulation entre le niveau national et la zone euro dans une mission essentiellement gouvernementale entrainant des transferts monétaire importants pose de nombreuses difficultés. Une façon radicale de les résoudre serait d’abandonner l’idée même de nationalité d’une banque si sa taille ou sa position systémique devient trop importante. Une union bancaire complète nécessiterait alors un abandon de souveraineté radical sous forme d’une européanisation des systèmes bancaires nationaux. Ce n’est pas la voie qui est envisagée. L’union bancaire qui se dessine sera incomplète et risque de poser à l’avenir des difficultés analogues celle que nous traversons aujourd’hui et qui sont dues à l’incomplétude de l’union monétaire qui a été dessinée il y a vingt ans.
Par nature, la supervision des banques (c’est-à-dire les obligations d’une banque particulière en matière d’activité financière, de structure du bilan, de concentration des contreparties, etc., étant donné la situation financière générale) et la résolution bancaire (c’est-à-dire l’organisation de la faillite d’un établissement bancaire et le partage des pertes entre les différentes parties prenantes) ne peuvent pas suivre à la lettre des règles précises mais seulement des lignes directrices. En la matière, chaque cas est particulier. On peut bien sûr avoir des règles précises sur certains aspects comme, dans le cas de la résolution, l’affirmation de l’ordre de priorité des créanciers. Mais il est impossible de déterminer une règle précise qui statue sur les créanciers qu’il faut sauvegarder afin de ne pas mettre en danger la stabilité financière (et avoir à organiser la faillite d’un autre établissement puis d’un autre etc.). Tout dépend de la situation financière ou de ce qu’on en sait. La banque est-elle systémique ? Les créanciers obligataires doivent-il participer aux pertes ? Cela doit-il être automatique ? Sous quelle forme (réduction de créance ou transformation en action) ? Qu’en est-il des dépôts (le cas chypriote est à ce titre à cas très particulier) ? L’opportunité relative du bail-in et du bail-out est par nature impossible à fixer par une règle générale. De même, en matière de supervision, on ne peut se contenter de règles de fond propre ou de concentration des risques de contrepartie. Il faut parfois ajuster ces règles ou les compléter selon le cas particulier qui se présente : les principes fixent les objectifs et les moyens de la supervision mais non l’emploi précis des moyens selon la situation.
Les règles sont pourtant nécessaires en ce qu’elles permettent d’abord à une banque de savoir à quoi s’attendre mais aussi qu’une égalité de traitement soit possible. En outre, dans le cas de la supervision et de la résolution bancaire, les règles évitent ou limitent la capture du superviseur par le système financier.
Comment dépasser la contradiction ?
La tension inévitable entre règle et discrétion est au cœur de la réflexion sur le droit, la justice et la politique, depuis Aristote au moins. Sans règle le monde est pire que la jungle, sans jugement il se transforme en une machine absurde. Pour assurer un juste milieu entre Mad Max et Kafka, il faut des institutions pouvant assumer cette tension et épouser un terme sans rejeter l’autre. La question qui se pose en zone euro est : « quelles institutions ? »
Nous n’avons qu’un exemple d’institution de la zone euro, c’est la Banque centrale européenne. Bien que bordée de toute part dans son action (limite des instruments à sa disponibilité, définition de ses objectifs, obligation de transparence de ses décisions), elle n’a pas hésité à user de sa discrétion pour changer radicalement d’approche à mesure que les étapes de la profonde crise que nous traversons se sont succédées. Mais la relative confiance dont elle bénéficie tient beaucoup au fait qu’elle est en charge d’un bien commun : la stabilité monétaire et de facto financière. Bien qu’on ne sache pas toujours à quoi s’attendre, chacun sait qu’elle fera tout son possible pour assurer cette stabilité ; bien qu’elle ne suive pas de façon automatique une règle générale, le risque d’inégalité de traitement est limité de par la nature de ses missions. La transparence de ses décisions est suffisante dans la mesure où la décision principale reste assez simple (fixer un taux d’intérêt ou une facilité de paiement) tout en se basant sur des informations essentiellement publiques. Le risque de capture est donc là aussi limité.
La supervision et la résolution bancaire sont bien plus susceptibles d’entrainer des décisions difficiles à prévoir et des inégalités de traitements (deux banques n’étant jamais totalement comparables). Au niveau national, la supervision bancaire est déléguée à une institution sous la responsabilité du gouvernement. La résolution est en générale pilotée directement par le ministre des Finances dans la mesure où cela engage budgétairement l’Etat. Dans les deux cas, la discrétion est la règle et la tâche est dans l’orbite de l’exécutif.
L’exemple de la banque centrale n’est pas un bon guide dans le domaine de la supervision et moins encore dans celui de la résolution. Il ne s’agit jamais de tâches simplement techniques. Dans les deux cas les décisions heurtent des intérêts et bénéficient à d’autres. La transparence des décisions n’est pas aussi claire que celles prises par une banque centrale car les décisions importantes portent sur les détails et l’information nécessaire au jugement éclairée est privée, le risque de capture est dès lors très important. Confier à la BCE la supervision bancaire a déjà soulevé beaucoup de critiques, y compris car cela pourrait entrer en conflit avec sa mission de politique monétaire (capture d’un instrument pour un autre objectif) ; lui confier la résolution est inenvisageable. Mais on ne peut non plus laisser la résolution au niveau national car elle est rendue nécessaire pas les failles de la supervision. L’une ne va pas sans l’autre. Cette supervision ne peut d’ailleurs pas se restreindre aux seules banques mais doit s’étendre à tous les établissements financiers susceptibles d’engendre un risque systémique. Par chance, le shadow banking sector est beaucoup moins développé en zone euro qu’aux Etats-Unis. Mais qu’en sera-t-il dans dix ou vingt ans ?
Responsable mais pas solvable
Une banque en difficulté peut bien sûr limiter ses prêts ou vendre une partie de son portefeuille pour reconstituer ses fonds propres et satisfaire aux différents ratios prudentiels. Mais passé un certain seuil, les deniers publics doivent être engagés, en particulier pour garantir les dépôts (si l’on ferme la banque), recapitaliser une banque croulant sou les créances douteuses ou dont le portefeuille de titre a perdu de sa valeur ou garantir des titres ayant une valeur de marché dépréciée et isolés dans une structure de défaisance.
La prise en charge par les finances publiques nationales d’un problème bancaire (Espagne et Irlande) et l’exposition du système bancaire national à la dette publique (Grèce et Italie), dans un cercle vicieux, ont été à l’origine du risque d’éclatement de la zone euro. Briser définitivement ce cercle nécessite une mutualisation européenne partielle des pertes bancaires nationales, de « purger le passé ». Mais pour que cet effort financier demandé à certains puisse apparaître juste, il faut a minima que la responsabilité du système bancaire soit dorénavant une prérogative européenne.
Si la résolution bancaire est centralisée au niveau européen, ce qui est nécessaire au moins pour les plus grandes banques ou celles qui sont systémiques, on ne peut exiger que seul l’Etat concerné engage ses finances publiques en cas de résolution. Réciproquement, si la décision de résolution est prise au niveau du pays, on ne peut exiger que les finances publiques de tous les pays de la zone euro soient engagées. Des risques d’aléa moral apparaissent dans chaque cas. En même temps, on ne peut totalement isoler les risques bancaires de la conduite des politiques économiques dans un pays. Comment, dans ces circonstances, éviter que l’union bancaire ne crée des transferts importants entre les Etats ? Difficile de s’en assurer absolument.
L’articulation entre le niveau national et la zone euro dans une mission essentiellement gouvernementale entrainant des transferts monétaire importants pose de nombreuses difficultés. Une façon radicale de les résoudre serait d’abandonner l’idée même de nationalité d’une banque si sa taille ou sa position systémique devient trop importante. Une union bancaire complète nécessiterait alors un abandon de souveraineté radical sous forme d’une européanisation des systèmes bancaires nationaux. Ce n’est pas la voie qui est envisagée. L’union bancaire qui se dessine sera incomplète et risque de poser à l’avenir des difficultés analogues celle que nous traversons aujourd’hui et qui sont dues à l’incomplétude de l’union monétaire qui a été dessinée il y a vingt ans.