En France, la part de l’industrie dans l’emploi total ou dans la valeur ajoutée a incontestablement décliné depuis plusieurs dizaines d’années. Après avoir été perçu comme un phénomène normal – quasi rassurant – la désindustrialisation est désormais considérée comme un signe du marasme français. Symétriquement, dans le cadre des élections législatives, la réindustrialisation était au cœur de plusieurs programmes présentés par les partis politiques. Adjoint au Directeur du CEPII et responsable du programme scientifique Analyse du commerce international, Vincent Vicard est l’auteur de « Faut-il réindustrialiser la France ? » paru récemment aux presses universitaires de France.
Votre livre débute par une anecdote : votre frère vous demande pourquoi il faudrait réindustrialiser la France…
Cette anecdote rappelle les positions souvent clivées sur l’industrie. Pour certains, pas de salut sans industrie, car elle constitue la base de notre prospérité. Pour d’autres, la désindustrialisation serait une tendance naturelle de l’économie pour aller vers des services à haute valeur ajoutée.
J’ai voulu revenir à la base de ce questionnement, m’interroger plutôt sur les raisons pour lesquelles l’industrie est différente des autres activités ,et pourquoi il faudrait la privilégier. Ce n’est pas une question anodine : en effet, la réindustrialisation nécessite des politiques coûteuses.
Ceci rappelé, ce n’est pas une question nouvelle en France, mais de nouveaux éléments de contexte amènent à reposer les termes du débat. Le changement d’environnement international, vers un système où la géopolitique peut l’emporter sur l’économie, et la nécessaire transition écologique génèrent de nouveaux défis pour nos sociétés, dans lesquels l’industrie joue un rôle important.
Le titre de votre livre, Faut il réindustrialiser la France ?, paru aux PUF, indique en filigrane qu’on a préalablement désindustrialisé. Qu’est-ce qui explique ce premier mouvement au point que des gens très diplômés et compétents parlaient d’entreprise sans usines, sans que grand monde ne les critique. À quel moment le plan prévu n’a-t-il pas fonctionné ?
Statistiquement, l’économie française a connu une désindustrialisation plus forte que d’autres pays voisins. Elle est proche des États-Unis ou du Royaume-Uni. Derrière la formule d’entreprise sans usines et peut-être de pays sans usines, se trouvait l’idée que, dans le développement économique, il était normal qu’on passe de l’agriculture à l’industrie, puis de l’industrie aux services. Ce n’était donc pas surprenant que la part de l’industrie dans l’emploi ou le PIB régresse. C’était le sens de l’histoire d’une certaine façon : l’économie d’un pays riche comme la France allait vers les services à forte valeur ajoutée, comme la R&D. ou les activités de conseil.
Cela ne signifiait pas abandonner complètement l’industrie mais, plutôt se spécialiser sur les étapes les plus intenses en valeur ajoutée : le bureau d’études plutôt que la chaîne de production, qui, elle, pouvait être délocalisée. Ce qui n’avait pas été anticipé c’est que l’industrie est structurante dans certains bassins d’emploi, et que le départ de l’industrie a eu des impacts locaux importants. En outre, la délocalisation pose la question des dépendances, qu’on accepte ou pas, et de la capacité à développer de nouvelles industries, les industries vertes par exemple dans le cadre de la transition écologique.
Si la désindustrialisation a eu lieu, tous les pans de l’industrie ne sont pas touchés de la même façon. Qu’en est-il ?
Pour l’industrie manufacturière dans son ensemble, un tiers de sa part dans la valeur ajoutée et un quart des emplois ont été perdus depuis le début des années 2000. Si certaines industries, comme le textile, ont largement disparu du territoire national, d’autres pans de l’industrie se portent plutôt bien comme l’aéronautique ou le luxe. Le secteur pharmaceutique reste un secteur de spécialité de la France mais a connu un recul ces dernières années. La situation est différente pour l’automobile, avec des entreprises qui ont eu tendance à délocaliser dans les pays d’Europe centrale et orientale ou sur le pourtour méditerranéen. Globalement, les marques automobiles françaises ont davantage délocalisé que leurs concurrents allemands.
Existe-t-il des études empiriques pour expliquer les motivations des délocalisations ? Le coût du travail ? L’instabilité fiscale ? La surproduction réglementaire, pour ne citer que quelques-uns des arguments habituellement avancés ?
Aucune étude ne conclut définitivement sur ce qui détermine les délocalisations et la désindustrialisation accélérée en France. Le coût du travail ne suffit pas pour expliquer les différences de stratégie des firmes multinationales en France par rapport à l’Allemagne. Ce facteur contribue vraisemblablement, mais il n’explique pas tout. D’autres facteurs, par exemple les modes de gouvernance des entreprises, ont pu jouer un rôle : la codétermination à l’allemande, c’est-à-dire le fait que les salariés participent à la décision dans les conseils de surveillance, peut en partie expliquer pourquoi les entreprises allemandes ont moins délocalisé en dehors de leur territoire. Nous avons des indications sur le rôle joué par différents facteurs mais il reste difficile de quantifier leur importance relative.
Les politiques mises en place depuis une décennie en France (du CICE à la baisse des impôts de production) se sont largement concentrées sur la baisse des coûts. Non ciblées sur certains secteurs, elles ont un coût important pour les finances publiques. Et si elles ont contribué à stabiliser la place de l’industrie sur le territoire, elles n’ont pas permis d’engager un véritable processus de réindustrialisation jusqu’à aujourd’hui.
La surévaluation de l’euro n’a joué aucun rôle ? Aucun facteur monétaire n’est en cause ?
Le taux de change a pu avoir un effet sur certains secteurs. Mais l’évolution de l’euro est commune à l’ensemble des pays de la zone euro. Et à cette échelle, le secteur industriel a plutôt bien résisté, mieux qu’en France et que des pays comme les États-Unis ou le Japon. C’est d’ailleurs là un aspect important : la France, pays plutôt désindustrialisé, fait partie d’une zone, l’Union européenne, plutôt trop industrialisée, en ce sens qu’elle produit plus qu’elle ne consomme de biens manufacturiers. Une réindustrialisation de l’économie française passe donc par une réduction des déséquilibres industriels entre pays européens.
Nous sommes en période électorale, et la réindustrialisation est présente, notamment comme facteur de création d’emplois. Qu’en est-il vraiment ?
Cette question du nombre d’emplois potentiellement recréés est importante car elle détermine l’objectif de la réindustrialisation. Les industries manufacturières représentent aujourd’hui 11 % de l’emploi total.
France Stratégie avec la Dares a produit des simulations sur l’évolution de l’emploi à l’horizon 2030. Même dans le cas d’une réindustrialisation ambitieuse, la part de l’emploi industriel dans le total reste stable. La raison ? La productivité de l’industrie continue à progresser plus rapidement que dans le reste de l’économie, donc on continue à produire davantage avec moins de personnes.
Une politique industrielle ambitieuse peut donc difficilement se baser uniquement sur le nombre d’emplois créés. Ceci rappelé, réindustrialiser peut avoir un rôle important pour certains territoires éloignés des métropoles qui sont ceux où historiquement on trouvait les usines. Les entreprises industrielles peuvent structurer l’emploi dans ces bassins d’emploi, alors que les activités de services sont davantage situées dans les métropoles ou les zones touristiques.
Existe-t-il une particularité de l’emploi industriel, si on s’intéresse maintenant aux qualités des postes concernés ?
Bien des emplois industriels proposent des niveaux de rémunération intermédiaire, sans nécessité de posséder des diplômes initiaux élevés. À l’inverse, dans les services, les emplois sont plus polarisés avec des emplois faiblement rémunérés et d’autres à forte rémunération souvent associés à des diplômes initiaux plus élevés. Cela dit, il ne faut pas non plus avoir une vision idéalisée de l’industrie : même si les pénibilités diffèrent entre secteurs, certains emplois industriels possèdent des pénibilités physiques importantes.
L’industrie ne suffira cependant pas à fournir de bons emplois à la classe moyenne comme on l’entend parfois. Pour cela, il faudra regarder du côté des services, qui constituent aujourd’hui (et demain) la majorité des emplois dans les pays riches.
On a parfois l’impression en écoutant les thuriféraires de la réindustrialisation que l’on va revenir dans les années 1980. Est-ce possible ? Souhaitable ?
D’abord en terme de nombre d’emplois, on ne reviendra pas au niveau des années 1980 ni même 2000. La désindustrialisation est passée par là dans tous les pays riches. Ensuite, une politique de réindustrialisation devra favoriser certains secteurs plutôt que d’autres. Certains secteurs ne reviendront pas, car on ne redeviendra pas compétitif avec les pays asiatiques sur certains biens utilisant beaucoup de main-d’œuvre peu qualifiée. Dans le textile, par exemple, on observe quelques réussites dans le moyen/haut de gamme, mais la France ne va pas reproduire massivement des pantalons, des chemises ou des pyjamas. En résumé, l’industrie française ne va pas faire un saut en arrière de 30 ou 40 ans. Elle a changé au niveau mondial.
L’industrie automobile le montre : on ne retournera pas à l’industrie des moteurs thermiques, qui sont appelés à disparaître pour des raisons écologiques. La production de batteries électriques ressort davantage de la chimie qu’à l’industrie de Ford. D’ailleurs, cela pose le défi de requalifier les salariés pour qu’ils puissent s’adapter au monde qui vient.
L’après-Covid a montré aussi que la désindustrialisation pouvait créer des fragilités, notamment avec la dépendance pour la fourniture de certains médicaments. Réindustrialiser est-ce un enjeu de souveraineté ?
Depuis quelques années, nous assistons à un basculement sur le commerce international. Dans les années 1990, la vision dominante était que les échanges internationaux produisaient des gains communs, à même de faciliter des relations non conflictuelles, de la coopération entre États. Cette idée a présidé au fait d’engager des relations commerciales avec la Chine ou la Russie dans les années 2000.
On revient de cette vision. Nous sommes aujourd’hui dans une vision du commerce international qui crée des dépendances. Dans un système sans conflictualité, ce n’est pas grave. Mais quand ces liens économiques peuvent être utilisés dans des conflits politiques entre pays, l’ouverture commerciale peut créer des vulnérabilités.
Plus que le Covid, c’est plutôt la crise en Ukraine qui a eu ce rôle de révélateur avec les restrictions des exportations de gaz russe vers l’Europe. Ce n’est pas nouveau, mais c’est devenu plus prégnant. Avec l’élection de Donald Trump en 2017 a débuté un conflit commercial entre la Chine et les États-Unis. Joe Biden a ensuite politisé le secteur des semi-conducteurs en imposant des restrictions à l’exportation. L’approche a changé pour réduire les vulnérabilités sur certains produits jugés stratégiques. Mais, il faut rappeler que pour de nombreux produits l’ouverture internationale n’est pas un problème car elle permet d’augmenter le nombre de fournisseurs et de diversifier les sources d’approvisionnement. Dépendre de la Chine pour les importations de pyjamas n’inquiète pas grand monde !
De quelles marges de manœuvre dispose vraiment l’État pour réindustrialiser. La désindustrialisation s’inscrit dans la mondialisation. Les firmes globales qui ont organisé des chaines logistiques complexes ont un rôle structurant. Une politique volontaire n’est-elle pas vouée sinon à l’échec, du moins à un résultat très médiocre ?
Oui et non. Effectivement, les grandes multinationales se sont développées avec la période d’hyper-mondialisation qu’on connaît depuis le milieu des années 1990 avec des productions fragmentées dans différents pays, des chaînes de valeur internationales. Elles peuvent constituer un frein à un éventuel processus de démondialisation ou à des politiques de relocalisation. C’est sûrement en partie ce qui explique la résilience du commerce international ces dernières années malgré la récurrence de crises majeures.
La stratégie d’Apple en constitue une bonne illustration. Six ans après le début du conflit commercial sino-américain, la majorité de sa production reste en Chine. Et elle a même choisi d’y produire ses casques de réalité virtuelle.
Mais la vérité est complexe car les États continuent d’avoir du pouvoir, en mobilisant des subventions, en édictant des réglementations ou des contrôles sur les investissements étrangers. De manière plus large, les États apportent de multiples soutiens à leurs entreprises multinationales, qui peuvent leur permettre d’influencer leurs stratégies. Pour être efficaces, ces interventions doivent être ciblées. Regardez l’impact du CHIPS Act, le plan du gouvernement des États-Unis sur les semi-conducteurs.
Cette question des stratégies des grandes entreprises est un sujet particulièrement important en France, qui est un pays de multinationales. Elles emploient aujourd’hui 6 millions de salariés hors de France. Les réancrer en France est un véritable enjeu de toute politique de réindustrialisation
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.