Une solution "à la japonaise" pour éviter la crise des dettes souveraines
Billet du 28 avril 2020
La très forte augmentation actuelle des dettes publiques laisse craindre le retour d’une crise des dettes souveraines. Pourtant, une telle évolution n’a rien d’inéluctable. Au Japon, si l’endettement public avoisine 250 % du PIB, les taux d’intérêt sur la dette sont proches de 0 %.
Ce qui compte pour juger de la soutenabilité de la dette, c’est moins son niveau en pourcentage du PIB, que l’écart entre le taux d’intérêt et le taux de croissance de l’économie : si le taux d’intérêt est inférieur au taux de croissance, la dette publique n’explose pas et peut être stabilisée, ce qui explique que la dette japonaise reste soutenable malgré son niveau record.
Actuellement en Europe, le risque est que les taux d’intérêts sur la dette explosent comme lors de la crise des dettes souveraines (2009-2012). Une maîtrise des taux d’intérêt reste pourtant possible si la banque centrale joue pleinement son rôle.
Une politique de contrôle des taux longs
À ce titre, la stratégie suivie par la Banque centrale du Japon (BoJ) pourrait servir de modèle à la Banque centrale européenne (BCE) pour se prémunir des risques d’envolée des coûts d’emprunt des États européens. Depuis 2016, la BoJ applique une politique de contrôle des taux longs (yield curve control) qui consiste à s’engager à acheter le montant d’obligations souveraines nécessaire pour atteindre le niveau de taux d’intérêt qu’elle s’est fixé : autour de 0 % pour les obligations à 10 ans.
Étant donné que les prix des obligations évoluent à l’inverse de leurs rendements, l’achat d’obligations et l’augmentation de leur prix entraînent une baisse des taux. Cette politique a été également mise en place en Australie en début d’année. Aux États-Unis, cette piste est sérieusement envisagée par la Réserve fédérale (Fed).
La banque centrale américaine l’avait déjà d’ailleurs utilisé dès 1942 et au sortir de la Deuxième Guerre mondiale pour abaisser le coût du financement des dépenses publiques, notamment militaires : elle avait plafonné les coûts d’emprunt du Trésor en déclarant qu’elle achèterait la quantité d’obligations d’État nécessaire pour que le taux d’intérêt ne dépasse pas un certain niveau.
La BCE pourrait s’inspirer de cette stratégie pour lutter non seulement contre l’envolée des taux, mais aussi contre un élargissement des spreads, c’est-à-dire un accroissement de l’écart des taux entre les pays du sud (Italie, Espagne, etc.) et l’Allemagne notamment.
Si le pilotage de cette stratégie est plus complexe dans une zone monétaire (avec en théorie 19 taux à contrôler), la BCE n’aurait en pratique à se focaliser que sur les pays menacés par une envolée de leurs taux. Le passage à un tel contrôle des taux permettrait ainsi aux États européens de s’endetter en ayant la garantie que la BCE fera "tous les achats d’actifs nécessaires" pour que leur taux reste dans la fourchette qu’elle s’est préalablement fixée.
Une alternative au QE
La BCE avait lancé les prémices d’une telle politique avec le "whatever it takes" ("quoi qu’il en coûte") de Mario Draghi, alors à la tête de l’institution, en 2012. Le quantitative easing (QE), c’est-à-dire le rachat massif d’actifs sur les marchés financiers, reste toutefois d’une nature différente car il agit sur les quantités et non sur les prix.
La BCE a fait un pas dans cette direction avec l’annonce le 18 mars d’un programme de 750 milliards d’euros pour acheter d’ici fin 2020 des obligations des pays en difficulté, alors qu’elle achetait jusque-là les dettes des pays selon leur poids dans son capital.
Cette décision diminue la pression sur les taux souverains, mais elle ne garantit pas qu’en cas d’inquiétude accrue des marchés ces 750 milliards seront suffisants pour éviter une montée des taux. La remontée récente du spread italien – à un niveau proche de celui qui prévalait avant le 18 mars – montre du reste que cette stratégie n’est pas suffisante.
C’est la raison pour laquelle il faut aller plus loin en adoptant explicitement un objectif de contrôle du coût des emprunts. Une telle politique empêcherait de façon préventive une crise des dettes souveraines dans la mesure où la BCE contrôlerait les niveaux des taux des pays de la zone euro.
La BCE pourrait définir un niveau de taux maximal et l’écart permis entre les taux souverains allemands et les autres taux de la zone euro, par exemple le taux souverain italien. Elle s’obligerait à acheter le montant d’obligations italiennes nécessaire "quel qu’il soit" pour que l’écart de taux soit celui qu’elle aurait défini.
Parce que les marchés internaliseraient cet engagement de la BCE, ce prix-cible deviendrait le prix de marché : qui vendrait en effet une obligation à un investisseur privé à un prix inférieur à ce qu’il pourrait obtenir en la vendant à la banque centrale ? Et si un jour les investisseurs privés étaient, pour une raison ou une autre, moins disposés à payer ce prix, la banque centrale achèterait plus d’obligations afin de maintenir les rendements dans la fourchette de prix cible.
En pratique, la BCE ne devrait pas être contrainte à de tels achats, dans la mesure où l’affichage d’un tel objectif devrait dissuader les marchés de vouloir en dévier. C’est d’ailleurs ce qu’on observe au Japon, où les achats d’obligations ont diminué depuis l’instauration de cette politique.
Éviter les politiques de rigueur
La forte progression des dettes publiques pourrait donc être soutenable si la BCE contrôle les coûts d’emprunts des États européens et si les erreurs catastrophiques commises lors de la crise des dettes souveraines, notamment le remède de cheval imposé à la Grèce, ne sont pas réitérées.
Il s’agirait à tout prix éviter d’être contraint, faute d’avoir su contenir les coûts d’emprunts, à des politiques de rigueur qui transformerait la crise sanitaire en crise économique de longue durée. Alors que les pays européens se divisent au sujet de la question de la mutualisation des dettes publiques, une politique de contrôle des taux serait une solution beaucoup plus facile à mettre en œuvre – et plus acceptable pour l’Allemagne !
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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