La croissance irlandaise est-elle factice ?
Billet du 13 novembre 2017
L’activité des firmes d’envergure mondiale installées en Irlande peut être un moteur principal de la croissance dans une petite économie. L’Irlande est un cas d’école. C’est un pays dont les firmes multinationales représentent une part importante de l’activité. L’Irlande accueille des multinationales dans les secteurs non financiers (secteurs de l’informatique et de la pharmacie par exemple) mais aussi dans le secteur de la finance (notamment les activités de leasing aéronautique, avec la présence de leaders mondiaux comme Aercap et SMBC Aviation Capital). Ces firmes y ont installé leur siège social surtout pour des raisons d’optimisation fiscale (voir le billet du 2 mai 2017 à ce propos). Les relocalisations des sièges sociaux en Irlande se sont intensifiées récemment par anticipation de prochaines réformes fiscales en Europe et aux États-Unis.
En 2015, le pays enregistre un taux de croissance annuel exceptionnel de son PIB en volume (+ 26 %) et un excédent courant de 10 % du PIB (le solde commercial des biens et services passe de 35 milliards en 2014 à 87 milliards en 2015, et à encore 61 milliards en 2016). Néanmoins, le solde des revenus d’investissement direct étranger (IDE) se dégrade. Il a quasiment doublé pour s’établir à près de - 49 milliards en 2015, dont plus de la moitié est imputable aux paradis fiscaux hors Luxembourg et Pays-Bas. Ces évolutions s’expliquent d’une part par un changement d’échelle dans les opérations des multinationales dès 2015 (la part des multinationales passe de 25 % de la valeur ajoutée brute en 2014 à 40 % en 2015 et à 39 % en 2016) et d’autre part par la manière de comptabiliser la R&D.
La croissance du PIB affectée par la relocalisation des sièges des multinationales en Irlande, mais pas directement par les rachats d’entreprises
Parmi les facteurs expliquant le saut dans les statistiques figurent en bonne place les activités sous-traitées par les firmes multinationales domiciliées en Irlande. Dans les comptes nationaux et dans la balance des paiements prévaut le principe de cession de propriété et non de passage du bien à la frontière comme pour les Douanes. Prenons l’exemple d’un ordinateur produit par Apple en Chine et vendu en France. Apple Irlande est propriétaire des intrants, notamment des actifs de propriété intellectuelle, qui servent à la production du produit. Cet ordinateur est détenu par le groupe Apple Sales International domicilié en Irlande. La transaction (vente en France) est ainsi enregistrée comme une vente de services du groupe irlandais, donc comme une exportation de l’Irlande vers la France. Le revenu produit par cette exportation vient augmenter la valeur ajoutée et donc le PIB irlandais [1], et contribue positivement à l’excédent du compte courant irlandais. Apple en Irlande devra néanmoins payer des redevances à la holding immatriculée dans un paradis fiscal pour l’utilisation de la licence Apple. Celles-ci viendront s’inscrire en débit dans le compte des services. Ainsi, l’intensification de l’activité de sous-traitance des multinationales participe à la croissance du PIB et à l’excédent du solde commercial irlandais.
Quand les multinationales acquièrent des entreprises dans le cadre de leurs opérations de fusions et acquisitions, comme cela a été le cas pour l’entreprise de leasing aéronautique Aercap ou la firme Medtronic dans la branche des appareils médicaux en 2015, les bilans des entreprises rachetées avec tous leurs actifs matériels et immatériels sont transférés dans les comptes irlandais. Inscrits dans les variations de stock de capital, ces procédés d’ingénierie financière (ou inversions) n’affectent néanmoins pas l’investissement ni le PIB mais la position globale extérieure par le surcroît de dettes détenues par les non-résidents.
Une croissance du PIB renforcée par un changement de méthode de comptabilisation de la R&D
Depuis la dernière refonte des comptes nationaux en 2008 par l’ONU, la R&D est considérée comme de l’investissement. L’Irlande n’a introduit ces changements de méthode qu’en 2014. Ainsi, les acquisitions ou les concessions de brevets et marques donnent lieu à de l’investissement en actifs immatériels [2]. Avec la requalification de la R&D en actifs opérée par les comptables nationaux et les dépenses nouvelles des entreprises, la formation brute de capital fixe en actifs de R&D à prix courants est ainsi passée de 9,6 milliards d’euros en 2014 à 21,3 milliards en 2015 puis à 47 milliards en 2016, soit de 25 % à 39 % puis à 54 % des investissements en valeur.
Néanmoins, les profits des multinationales ne restent pas en Irlande et le déficit sur le solde des revenus d’IDE a quasiment doublé
Il existe une différence de traitement entre les multinationales quant au régime d’affectation des profits non distribués. Les bénéfices non distribués des filiales des multinationales relocalisées en Irlande sans réelle activité sauf financière sont comptabilisés dans le PIB, et seulement en flux sortants dans la balance des paiements lorsqu’ils sont redistribués sous forme de dividendes (Fitzgerald, 2016). Ils ne suivent donc pas le régime général appliqué aux autres multinationales, celles qui peuvent se prévaloir d’une vraie activité. Pour celles-ci, leurs profits affectent le revenu national brut qui résulte du PIB augmenté des revenus primaires nets, car leurs profits non distribués sont attribués à l’investisseur direct [3]. En fin de compte, le solde des revenus d’IDE ressort très négativement. Ainsi, le déficit sur le solde des revenus d’IDE[4] a quasiment doublé par rapport à 2014. Néanmoins, ce jeu d’écritures correspond à une certaine réalité, les profits des multinationales ne restant pas en Irlande.
Au-delà de l’activité des multinationales, quid de l’économie irlandaise ?
Depuis 2015, l’économie irlandaise aurait donc connu de profondes évolutions : forte croissance du PIB réel, amélioration du solde commercial des biens, mais dégradation du solde des services, nette augmentation de l’investissement en R&D et dégradation du solde des revenus d’IDE. Face à ces chiffres surprenants, quid de l’économie domestique irlandaise dont le PIB, à l’évidence, n’est pas l’expression ?
Le revenu national brut (RNB) a l’avantage de déduire du PIB les revenus primaires nets attribués aux multinationales dès lors qu'ils sont négatifs. Cependant, cet indicateur brut inclut la dépréciation du capital qui a doublé en 2015. Ainsi pour cette seule année, le PIB (à prix courants) augmente de 32,4 % et le RNB de 24,0 % ; si on déduit l’amortissement, le revenu national net (RNN) n’augmente plus que de 6,4 % en 2015. Le RNN traduit donc mieux la performance économique de l’économie irlandaise. Un faisceau d’autres variables confirme d’ailleurs cette présomption : en 2015, les rémunérations ont augmenté de 5,7%, l’emploi de 2,5%, la consommation en volume de 4,5%, etc.
Si l’Irlande est sortie de la procédure pour déficit excessif lancée par la Commission dans le cadre du semestre européen en 2016, elle reste malgré tout en situation de « déséquilibre macroéconomique » en 2017. Au pays qui héberge une grande partie de la propriété intellectuelle des multinationales américaines hors États-Unis, la Commission reproche notamment ses insuffisances en matière d’innovation et de R&D : les dépenses privées en R&D du secteur marchand (1,14% du PIB en 2015) concentrées sur une poignée de multinationales ne profitent pas aux PME irlandaises et les dépenses publiques en R&D (0,33% du PIB) sont très faibles.
Références:
CEPII (2017), Où vont les profits des multinationales ? Questions de campagne à Laurence Nayman, L’Economie internationale en campagne, propos recueillis par Isabelle Bensidoun et Jézabel Couppey-Soubeyran.
CSO (2017), National Accounts and Balance of Payments FAQ, 9 March.
Fitzgerald J. (2016), Problems with the Irish National Accounts and Possible Solutions, TCD, December 22.
European Commission (2017), Country Report Ireland Including an In-Depth Review on the prevention and correction of macroeconomic imbalances, SWD(2017) 73 final, 22 February.
[2] Si les firmes irlandaises acquièrent des brevets auprès d’une firme étrangère, cet investissement est compensé par les importations de brevets, neutralisant ainsi l’impact de ces dépenses sur le PIB.
[3] Dans une chaîne d’investissement direct, les bénéfices réinvestis d’une filiale sont attribués, au prorata de sa participation, à l’investisseur direct, qui lui-même, s’il est contrôlé, reverse ses bénéfices à son investisseur direct, faisant ainsi remonter les bénéfices des filiales du groupe à l’investisseur ultime.
[4] Profits des filiales à l’étranger des multinationales irlandaises moins les profits des filiales irlandaises des multinationales étrangères.
[5] Rappelons que le RNB sert à calculer les contributions au budget européen.
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