Sortir la zone euro du piège de la croissance basse
La zone euro est prise au piège dans un régime auto-entretenu de basse croissance. Seule une politique industrielle ambitieuse, coordonnée au niveau européen et profitant des innovations liées à la transition énergétique, pourra permettre de dynamiser la croissance.
Par Michel Aglietta
Billet du 19 décembre 2014
On caractérise le symptôme de stagnation séculaire comme une période prolongée de croissance du PIB par habitant inférieure à 1 %, insuffisante pour éliminer le chômage structurel. Après la récession qui a suivi la crise financière et la reprise de courte durée en 2010, la zone euro est retombée en récession dès 2011 pour n’en sortir qu’au début de 2013. A la déconvenue des gouvernements et à la surprise de nombreux observateurs, la reprise franche a avorté et la quasi-stagnation s’est installée, accompagnée d’une inflation très faible. Ce régime de basse pression est maintenant auto-entretenu. Parce que c’est un équilibre, il n’existe pas de forces spontanées permettant à l’économie d’en sortir.
Il en est ainsi parce que l’économie de la zone euro souffre à la fois d’un manque chronique de demande et d’une dégradation de l’offre productive, les deux aspects s’entretenant réciproquement. Le premier phénomène se mesure par une insuffisance, qui s’élargit depuis sept ans, de la production effective par rapport au niveau de la production potentielle, c’est-à-dire celui qui résulterait du meilleur emploi des capacités de production existantes (environ 600 milliards d’euros en 2014 selon le FMI). Le second est l’affaiblissement continu de la production potentielle elle-même. En 2014, cette production potentielle est 800 milliards au dessous de ce qu’elle aurait été si l’économie avait suivi la trajectoire de croissance d’avant la crise. Soit au total une perte de production de 1 400 milliards d’euros, mettant 24,4 millions de personnes au chômage en octobre 2014.
La variable cruciale qui relie les deux phénomènes est la dépression de l’investissement productif. En effet, la zone euro a subi une baisse cumulée de l’investissement de 20 % depuis la fin 2007. Cette baisse est au cœur des trois cercles vicieux imbriqués qui entretiennent le régime de basse croissance.
Les politiques d’austérité budgétaire généralisée à partir de 2011 ont créé un engrenage de réactions de l’économie privée qui font système, de sorte qu’il ne suffit plus d’arrêter l’austérité pour rétablir la croissance d’avant-crise. D’abord la baisse induite de la demande a provoqué une stagnation ou une diminution des revenus réels, laquelle a contrarié le désendettement recherché par les ménages et les entreprises. De leur côté, les acteurs économiques non endettés à l’excès ont adopté des comportements de sécurité, consistant à laisser leur épargne oisive sur des placements sûrs. Le résultat a été une hausse de l’épargne de précaution et une baisse de l’investissement, nourrissant l’insuffisance de demande. Ce processus a fini par faire baisser l’inflation. La BCE a bien conduit son taux d’intérêt nominal à zéro sans empêcher la poursuite de la baisse de l’inflation. En conséquence, le taux d’intérêt réel (le taux nominal – le taux d’inflation) s’est élevé; ce qui a accru le coût des dettes, donc contrarié leur réduction et aggravé les raisons de ne pas investir. Enfin, la baisse prolongée de l’investissement a ralenti le remplacement du capital, donc les innovations qui y sont incorporées ; ce qui a ralenti, voire annulé les gains de productivité, tandis que le chômage structurel détruisait les compétences accumulées sous la forme du « capital humain ».
Sortir du piège
Si l’on a compris la signification de la stagnation séculaire, on a saisi que l’absence de vues partagées sur l’avenir empêche les projets d’investissements innovateurs de se coordonner pour retrouver un élan collectif qui engage une croissance soutenue. Il est de la responsabilité des dirigeants politiques de redonner une perspective sur le futur permettant de coordonner les anticipations des acteurs de l’économie et donc de leur permettre de prendre les actions qui réaliseront ce futur. Mais cela implique un changement profond de doctrine. De ce point de vue le plan Juncker pour le financement d’investissements publics d’intérêt européen et décentralisables au sein des pays membres est un symbole qui peut servir de catalyseur si les gouvernements s’en emparent. Mais il ne réussira que s’il mobilise les acteurs privés sur des priorités industrielles cohérentes pour établir une coopération publique/privée, tant dans la conception des projets que dans leur financement.
Historiquement les grandes vagues d’innovation qui ont relancé la croissance des économies capitalistes ont mobilisé des sources d’énergie nouvelles (charbon, puis pétrole et gaz) combinées à des structurations de l’espace (chemins de fer, puis automobile) créant des méthodes de production nouvelles et transformant les modes de vie. L’Europe doit se saisir de la vague d’innovations qui va marquer ce siècle et où elle peut jouer un rôle leader : la transition énergétique impliquée par la maîtrise du changement climatique qui va remodeler profondément les processus productifs et les modes de vie. Ce doit être l’axe d’une politique industrielle à promouvoir dès maintenant au niveau européen.
Pour être à la hauteur des ambitions que l’époque requiert, il faut instituer une valeur du carbone suffisamment incitative pour rentabiliser les investissements bas carbone. Il faut des investissements publics dans les industries de réseaux qui aient des effets d’entraînement sur les investissements privés. Il faut des investissements massifs dans l’éducation pour préparer les compétences de demain et reconvertir celles d’aujourd’hui. Il faut que les dirigeants des métropoles urbaines et des régions suscitent les coopérations pour multiplier les systèmes d’innovation reliant les entreprises. Il faut des intermédiaires financiers publics au niveau européen et national capables de partager les risques et mobiliser l’épargne privée.
Référence :
M. Aglietta, Europe : sortir de la crise et inventer l’avenir, éd . Michalon, novembre 2014
Cet article a été publié dans Le Monde du 18 décembre 2014.
Il en est ainsi parce que l’économie de la zone euro souffre à la fois d’un manque chronique de demande et d’une dégradation de l’offre productive, les deux aspects s’entretenant réciproquement. Le premier phénomène se mesure par une insuffisance, qui s’élargit depuis sept ans, de la production effective par rapport au niveau de la production potentielle, c’est-à-dire celui qui résulterait du meilleur emploi des capacités de production existantes (environ 600 milliards d’euros en 2014 selon le FMI). Le second est l’affaiblissement continu de la production potentielle elle-même. En 2014, cette production potentielle est 800 milliards au dessous de ce qu’elle aurait été si l’économie avait suivi la trajectoire de croissance d’avant la crise. Soit au total une perte de production de 1 400 milliards d’euros, mettant 24,4 millions de personnes au chômage en octobre 2014.
La variable cruciale qui relie les deux phénomènes est la dépression de l’investissement productif. En effet, la zone euro a subi une baisse cumulée de l’investissement de 20 % depuis la fin 2007. Cette baisse est au cœur des trois cercles vicieux imbriqués qui entretiennent le régime de basse croissance.
Les politiques d’austérité budgétaire généralisée à partir de 2011 ont créé un engrenage de réactions de l’économie privée qui font système, de sorte qu’il ne suffit plus d’arrêter l’austérité pour rétablir la croissance d’avant-crise. D’abord la baisse induite de la demande a provoqué une stagnation ou une diminution des revenus réels, laquelle a contrarié le désendettement recherché par les ménages et les entreprises. De leur côté, les acteurs économiques non endettés à l’excès ont adopté des comportements de sécurité, consistant à laisser leur épargne oisive sur des placements sûrs. Le résultat a été une hausse de l’épargne de précaution et une baisse de l’investissement, nourrissant l’insuffisance de demande. Ce processus a fini par faire baisser l’inflation. La BCE a bien conduit son taux d’intérêt nominal à zéro sans empêcher la poursuite de la baisse de l’inflation. En conséquence, le taux d’intérêt réel (le taux nominal – le taux d’inflation) s’est élevé; ce qui a accru le coût des dettes, donc contrarié leur réduction et aggravé les raisons de ne pas investir. Enfin, la baisse prolongée de l’investissement a ralenti le remplacement du capital, donc les innovations qui y sont incorporées ; ce qui a ralenti, voire annulé les gains de productivité, tandis que le chômage structurel détruisait les compétences accumulées sous la forme du « capital humain ».
Sortir du piège
Si l’on a compris la signification de la stagnation séculaire, on a saisi que l’absence de vues partagées sur l’avenir empêche les projets d’investissements innovateurs de se coordonner pour retrouver un élan collectif qui engage une croissance soutenue. Il est de la responsabilité des dirigeants politiques de redonner une perspective sur le futur permettant de coordonner les anticipations des acteurs de l’économie et donc de leur permettre de prendre les actions qui réaliseront ce futur. Mais cela implique un changement profond de doctrine. De ce point de vue le plan Juncker pour le financement d’investissements publics d’intérêt européen et décentralisables au sein des pays membres est un symbole qui peut servir de catalyseur si les gouvernements s’en emparent. Mais il ne réussira que s’il mobilise les acteurs privés sur des priorités industrielles cohérentes pour établir une coopération publique/privée, tant dans la conception des projets que dans leur financement.
Historiquement les grandes vagues d’innovation qui ont relancé la croissance des économies capitalistes ont mobilisé des sources d’énergie nouvelles (charbon, puis pétrole et gaz) combinées à des structurations de l’espace (chemins de fer, puis automobile) créant des méthodes de production nouvelles et transformant les modes de vie. L’Europe doit se saisir de la vague d’innovations qui va marquer ce siècle et où elle peut jouer un rôle leader : la transition énergétique impliquée par la maîtrise du changement climatique qui va remodeler profondément les processus productifs et les modes de vie. Ce doit être l’axe d’une politique industrielle à promouvoir dès maintenant au niveau européen.
Pour être à la hauteur des ambitions que l’époque requiert, il faut instituer une valeur du carbone suffisamment incitative pour rentabiliser les investissements bas carbone. Il faut des investissements publics dans les industries de réseaux qui aient des effets d’entraînement sur les investissements privés. Il faut des investissements massifs dans l’éducation pour préparer les compétences de demain et reconvertir celles d’aujourd’hui. Il faut que les dirigeants des métropoles urbaines et des régions suscitent les coopérations pour multiplier les systèmes d’innovation reliant les entreprises. Il faut des intermédiaires financiers publics au niveau européen et national capables de partager les risques et mobiliser l’épargne privée.
Référence :
M. Aglietta, Europe : sortir de la crise et inventer l’avenir, éd . Michalon, novembre 2014
Cet article a été publié dans Le Monde du 18 décembre 2014.
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