Les pays avancés doivent-ils craindre la stagnation séculaire ?
Le régime de croissance a-t-il été durablement altéré par la crise financière ? Dans les pays qui ont recouvré une croissance alerte, les marchés anticipent un taux d’intérêt réel très bas pour longtemps. Cette anomalie pourrait indiquer un affaiblissement des ressorts de la croissance de long terme.
Par Michel Aglietta
Billet du 29 avril 2014
La stagnation séculaire est un débat qui fait rage aux Etats-Unis où le taux de croissance du PIB était aux environs de 2,5% en 2013 et le taux de chômage était redescendu en dessous de 7%. Ce débat est à peu près inconnu en France où la croissance était presque nulle. Comment donner sens à cette incongruité ? C’est que la stagnation séculaire est une question qui se pose pour une économie qui a recouvré, et au-delà, ses niveaux d’activité d’avant-crise, mais où l’on anticipe que le taux d’intérêt réel sera nul fin 2016 et où pourtant le taux d’inflation a du mal à remonter à sa cible de 2% par an, bien que le taux de chômage puisse redescendre à 5,5%. Elle ne se pose pas, ou pas encore, dans un pays englué dans des années d’austérité budgétaire, avec un taux de chômage obstinément supérieur à 10% et qui s’engage une restriction des dépenses budgétaires pour les années à venir.
L’hypothèse de la stagnation séculaire désigne donc une rupture de l’égalité approximative de long terme entre taux de croissance et le taux d’intérêt réel lorsque l’inflation est basse et stable. D’où l’interrogation, si l’anomalie n’est que temporaire : le taux d’intérêt réel va-t-il remonter vers 2,5% ou 3%, ou bien la croissance va-t-elle retomber à 1% ou en dessous ? En revanche, si l’anomalie dure, quelle peut en être la raison ?
On peut d’abord remarquer qu’aux Etats-Unis le taux d’investissement productif a baissé depuis la crise, entraînant un fléchissement des gains de productivité de 2% en moyenne avant la crise à 1% sur la période 2009-2013.
Pour avancer dans ce débat, il est éclairant de se référer à la théorie monétaire de l’économiste suédois Knut Wicksell qui repose sur le concept de taux d’intérêt naturel. Ce taux théorique est déterminé par le rendement marginal net du capital dans une économie où les marchés financiers allouent l’épargne sans segmentations dues à des réglementations ou à des structures de marché créant des rentes. Le taux d’intérêt naturel guide l’accumulation du capital et donc la croissance de long terme. C’est donc le taux d’intérêt réel d’une économie lorsque cette dernière est au plein emploi sans déséquilibres poussant à l’accélération ou à la décélération de l’inflation.
Mais le taux d’intérêt naturel n’est pas observable. Les marchés financiers sont guidés par des taux financiers nominaux dont le pivot est le taux monétaire contrôlé par la banque centrale. La politique monétaire est donc l’art de maintenir l’économie sur le fil du rasoir, puisque celle-ci bascule dans les déséquilibres de surchauffe ou de sous-activité selon que taux d’intérêt réel résultant de la politique monétaire est inférieur ou supérieur au taux naturel. Cela serait délicat mais simple en principe si le taux naturel était stable, de sorte qu’il soit possible de l’estimer à partir de séries statistiques longues. Par exemple, la fameuse règle de Taylor est une règle monétaire qui suppose aux Etats-Unis un taux naturel de 2%.
Cependant la constance du taux naturel n’existe que dans les modèles de croissance néo-classiques, pas dans les trajectoires historiques du capitalisme. Wicksell avertissait que ce taux était fort variable en fonction des mutations du progrès technique, du redéploiement des structures de production, des engouements de l’esprit d’entreprise ou, au contraire, des montées collectives de l’aversion au risque. Il est, en outre, influencé par les déformations de la répartition des revenus et par les changements de structure dans le marché du travail. Notamment, il s’effondre dans les crises financières.
Muni de ce modèle théorique, on peut reprendre le débat sur la stagnation séculaire. La crise financière généralisée a fait plonger le taux naturel, non seulement dans la plage des taux négatifs, mais peut-être profondément négatifs. Hormis la BCE, les grandes banques centrales des pays avancés ont fait descendre rapidement leurs taux directeurs (taux nominaux) à la barrière de taux zéro. Mais le taux d’intérêt réel de marché au moment du paroxysme de la crise était très supérieur au taux naturel ; ce qui a enclenché la récession, laquelle a déprimé le rendement du capital qui a entraîné une baisse des taux d’investissement en dépit d’un coût de l’endettement très bas. Cela laisse supposer que le taux naturel est toujours très faible, voire encore négatif. Selon le FMI [1] l’élasticité des taux réels aux variations des taux d’investissement est élevée. Il s’ensuit que le taux directeur de la politique monétaire en termes réels aurait dû descendre au-dessous de -3% pour faire repartir l’investissement productif. Comme l’inflation diminuait avec toutes les conséquences négatives de la crise (baisse des salaires et augmentation du chômage), le taux d’intérêt naturel est toujours en dessous du taux réel induit par la politique monétaire. C’est pourquoi les politiques non conventionnelles n’ont eu qu’une efficacité mitigée. Notamment elles n’ont pas permis de faire repartir vigoureusement l’investissement privé.
La question posée dans le titre de ce billet est donc fondée. D’ailleurs Ben Bernanke la posait lui-même dans un discours récent : « le bas niveau des anticipations des taux courts réels ne reflète pas seulement les anticipations d’une reprise cyclique lente par les investisseurs, mais aussi un affaissement des perspectives de croissance à long terme » [2]. De nombreuses études ont montré comment un ralentissement cyclique prolongé de l’investissement se transformait en diminution du potentiel de croissance par dégradation de la qualité des facteurs de production : dégradation de l’employabilité de la main d’œuvre avec le chômage de longue durée, diminution du rythme du progrès technique incorporé au capital avec le ralentissement du renouvellement, innovation technologique handicapée par l’engourdissement des « esprits animaux ».
Il devrait être clair que la politique monétaire ne peut influencer directement le taux d’intérêt naturel. La solution la plus directe dans tous les pays occidentaux pour le faire remonter, mais qui demanderait un minimum de courage des politiciens, est un vaste programme d'investissements publics tournés vers les infrastructures dans la perspective d’une politique climatique ambitieuse, mais aussi vers l’amélioration de la qualité des facteurs de production par les dépenses d’éducation, de formation sur toute la vie et de recherche [3]. Néanmoins les politiques monétaires ont la responsabilité de faire baisser les taux réels de marché en accroissant leurs cibles d’inflation, comme l’a fait avec succès la Banque du Japon.
L’hypothèse de la stagnation séculaire désigne donc une rupture de l’égalité approximative de long terme entre taux de croissance et le taux d’intérêt réel lorsque l’inflation est basse et stable. D’où l’interrogation, si l’anomalie n’est que temporaire : le taux d’intérêt réel va-t-il remonter vers 2,5% ou 3%, ou bien la croissance va-t-elle retomber à 1% ou en dessous ? En revanche, si l’anomalie dure, quelle peut en être la raison ?
On peut d’abord remarquer qu’aux Etats-Unis le taux d’investissement productif a baissé depuis la crise, entraînant un fléchissement des gains de productivité de 2% en moyenne avant la crise à 1% sur la période 2009-2013.
Pour avancer dans ce débat, il est éclairant de se référer à la théorie monétaire de l’économiste suédois Knut Wicksell qui repose sur le concept de taux d’intérêt naturel. Ce taux théorique est déterminé par le rendement marginal net du capital dans une économie où les marchés financiers allouent l’épargne sans segmentations dues à des réglementations ou à des structures de marché créant des rentes. Le taux d’intérêt naturel guide l’accumulation du capital et donc la croissance de long terme. C’est donc le taux d’intérêt réel d’une économie lorsque cette dernière est au plein emploi sans déséquilibres poussant à l’accélération ou à la décélération de l’inflation.
Mais le taux d’intérêt naturel n’est pas observable. Les marchés financiers sont guidés par des taux financiers nominaux dont le pivot est le taux monétaire contrôlé par la banque centrale. La politique monétaire est donc l’art de maintenir l’économie sur le fil du rasoir, puisque celle-ci bascule dans les déséquilibres de surchauffe ou de sous-activité selon que taux d’intérêt réel résultant de la politique monétaire est inférieur ou supérieur au taux naturel. Cela serait délicat mais simple en principe si le taux naturel était stable, de sorte qu’il soit possible de l’estimer à partir de séries statistiques longues. Par exemple, la fameuse règle de Taylor est une règle monétaire qui suppose aux Etats-Unis un taux naturel de 2%.
Cependant la constance du taux naturel n’existe que dans les modèles de croissance néo-classiques, pas dans les trajectoires historiques du capitalisme. Wicksell avertissait que ce taux était fort variable en fonction des mutations du progrès technique, du redéploiement des structures de production, des engouements de l’esprit d’entreprise ou, au contraire, des montées collectives de l’aversion au risque. Il est, en outre, influencé par les déformations de la répartition des revenus et par les changements de structure dans le marché du travail. Notamment, il s’effondre dans les crises financières.
Muni de ce modèle théorique, on peut reprendre le débat sur la stagnation séculaire. La crise financière généralisée a fait plonger le taux naturel, non seulement dans la plage des taux négatifs, mais peut-être profondément négatifs. Hormis la BCE, les grandes banques centrales des pays avancés ont fait descendre rapidement leurs taux directeurs (taux nominaux) à la barrière de taux zéro. Mais le taux d’intérêt réel de marché au moment du paroxysme de la crise était très supérieur au taux naturel ; ce qui a enclenché la récession, laquelle a déprimé le rendement du capital qui a entraîné une baisse des taux d’investissement en dépit d’un coût de l’endettement très bas. Cela laisse supposer que le taux naturel est toujours très faible, voire encore négatif. Selon le FMI [1] l’élasticité des taux réels aux variations des taux d’investissement est élevée. Il s’ensuit que le taux directeur de la politique monétaire en termes réels aurait dû descendre au-dessous de -3% pour faire repartir l’investissement productif. Comme l’inflation diminuait avec toutes les conséquences négatives de la crise (baisse des salaires et augmentation du chômage), le taux d’intérêt naturel est toujours en dessous du taux réel induit par la politique monétaire. C’est pourquoi les politiques non conventionnelles n’ont eu qu’une efficacité mitigée. Notamment elles n’ont pas permis de faire repartir vigoureusement l’investissement privé.
La question posée dans le titre de ce billet est donc fondée. D’ailleurs Ben Bernanke la posait lui-même dans un discours récent : « le bas niveau des anticipations des taux courts réels ne reflète pas seulement les anticipations d’une reprise cyclique lente par les investisseurs, mais aussi un affaissement des perspectives de croissance à long terme » [2]. De nombreuses études ont montré comment un ralentissement cyclique prolongé de l’investissement se transformait en diminution du potentiel de croissance par dégradation de la qualité des facteurs de production : dégradation de l’employabilité de la main d’œuvre avec le chômage de longue durée, diminution du rythme du progrès technique incorporé au capital avec le ralentissement du renouvellement, innovation technologique handicapée par l’engourdissement des « esprits animaux ».
Il devrait être clair que la politique monétaire ne peut influencer directement le taux d’intérêt naturel. La solution la plus directe dans tous les pays occidentaux pour le faire remonter, mais qui demanderait un minimum de courage des politiciens, est un vaste programme d'investissements publics tournés vers les infrastructures dans la perspective d’une politique climatique ambitieuse, mais aussi vers l’amélioration de la qualité des facteurs de production par les dépenses d’éducation, de formation sur toute la vie et de recherche [3]. Néanmoins les politiques monétaires ont la responsabilité de faire baisser les taux réels de marché en accroissant leurs cibles d’inflation, comme l’a fait avec succès la Banque du Japon.
[1] World Economic Outlook (2014), « Perspectives on global real interest rates », Chapter 3, April.
[2] Speech at the Abu Dhabi Global Financial Markets Forum, March 4, 2014.
[3] Barry Eichengreen (« Comment l’économie mondiale peut-elle échapper à des taux d’intérêt trop bas ? », Le Monde, 18 avril 2014), suggère aussi l’importance que peut avoir un programme vigoureux d’investissements publics bien ciblés pour relever la croissance potentielle.
Retrouvez plus d'information sur le blog du CEPII. © CEPII, Reproduction strictement interdite. Le blog du CEPII, ISSN: 2270-2571 |
|||
|