Le blog du CEPII

La zone euro est-elle vraiment une union monétaire ? (1/2)

Depuis le début de la crise, les banques centrales de la zone Euro ont accumulé des créances et des dettes entre elles. Ces encours publics, les « soldes Target 2 », se sont substitués aux encours privés, notamment aux prêts interbancaires, et aucun mécanisme n’est prévu pour les solder. En cas d’éclatement de la zone, ils deviendraient exigibles.
Par Christophe Destais
 Billet du 1er juillet 2013


Depuis le début de la crise dans la zone Euro, le débat public a beaucoup porté sur la question d’une « union de transfert », d’une « union budgétaire » et maintenant d’une « union bancaire », on s’est aussi demandé si son périmètre correspondait à celui d’une « zone monétaire optimale », c'est-à-dire si elle satisfait des critères théoriques pour constituer un espace monétaire pertinent. En revanche, la question de savoir si, telle qu’elle a été conçue par le traité de Maastricht et mise en œuvre par la suite, la zone Euro constitue vraiment une « union monétaire » n’a pas fait l’objet, au moins en France, d’une véritable discussion publique.

Cela a été bien davantage le cas en Allemagne où les questions de politique monétaire intéressent plus la classe politique, la presse et, maintenant, l’autorité judiciaire. Dès le début de 2011, l’économiste Hans Werner Sinn a tiré la sonnette d’alarme sur un processus complexe d’accumulation de créances et de dettes entre les banques centrales nationales (BCN) de l’Eurozone. La Bundesbank accumulait des centaines de milliards d’Euro de créances sur les banques centrales des pays en crise. Sur le plan technique, ce processus a été rendu possible par le fonctionnement du système des paiements de la zone Euro, connu sous son acronyme Target 2 et les dettes et les créances accumulées entre les banques centrales ont été nommés les « déséquilibres ou soldes Target 2 », en anglais Target 2 imbalances.

En résumé, avant la crise, les besoins en capitaux des pays déficitaires de la zone Euro étaient couverts par des flux de capitaux privés. Ces flux prenaient différentes formes : investissements directs, achats de titres, mais aussi et surtout prêts interbancaires. Les banques des pays où l’épargne était supérieure à la demande de financement prêtaient leur excédent  de liquidité aux banques des pays déficitaires. Depuis le début de la crise, ces flux privés se sont taris. Plutôt que de prêter aux banques des pays déficitaires, les banques des pays excédentaires ont conservé leurs liquidités dans le compte qu’elles ont à la banque centrale de leur pays d’origine. En outre, le besoin de financement des pays en crise a augmenté en raison des sorties de capitaux investis dans ces pays. Privées de financement interbancaire, les banques commerciales des pays en crise ont sollicité leurs banques centrales nationales qui, dans le cadre de décisions prises au niveau de la BCE dans son ensemble, ont joué le rôle de prêteur en dernier ressort.

Si rien ne s’était passé, les pays en crise auraient connu une situation similaire à celle de l’Argentine lorsqu’elle a fait défaut sur sa dette et abandonné son taux de change fixe avec le dollar en 2001. Avec l’arrêt soudain des flux de capitaux privés entrants, ils n’auraient plus été en mesure de couvrir leurs besoins de financement externes. Les banques commerciales,  l’Etat et les entreprises qui empruntent pour rembourser leur dette (phénomène de rollover) auraient fait défaut sur cette dernière, provoquant une crise systémique. Cela ne s’est pas produit (sauf le défaut « contrôlé » de la Grèce sur sa dette publique), parce que des créanciers publics se sont substitués à des créanciers privés pour couvrir les besoins de financement externes des pays en crise. Ces financements publics ont pris la forme de prêts aux gouvernements dans le cadre des programmes dont quatre pays ont bénéficié (Irlande, Portugal, Grèce et Chypre) mais, avant même la mise en œuvre de ces programmes, de prêts entre les banques centrales nationales, les « soldes Target 2 ». Les BCN des pays excédentaires (Allemagne, Pays-Bas, Finlande, Luxembourg) ont ainsi accumulé plus de mille milliards de créances sur les BCN des pays déficitaires (Grèce, Irlande, Italie, Espagne, Portugal, Chypre). La France est restée à peu près neutre, ses besoins de financement continuant à être couverts pour l’essentiel par des flux de capitaux entrants. En revanche, la banque centrale allemande, la Bundesbank, a accumulé une créance de 600 milliards d’Euros environ sur les banques centrales des pays déficitaires. A l’été 2012, les soldes Target 2 avaient dépassé 1000 milliards d’Euros. Il diminuent depuis.

Philippine Cour-Thimann, économiste de la Banque Centrale Européenne, vient de consacrer à cette question une étude détaillée qu’elle a présentée au CEPII le 27 juin dernier. Cette étude est publiée par le Cesifo, l’institut de recherche allemand dirigé par H. W. Sinn. Bien que Sinn ait lui-même des opinions très tranchées sur le sujet – il pense que les soldes Target 2 font peser un risque excessif sur l’économie allemande -, le Cesifo s’est fait un devoir d’animer les débats sur cette question et, donc, de publier des travaux dont les conclusions ne vont pas toutes dans le même sens.

L’étude de P. Cour-Thimann décrit avec précision et pédagogie les mécanismes à l’origine de l’accumulation des créances et dettes entre les banques centrales de la zone Euro. Elle illustre comment ces mécanismes ont joué un rôle essentiel dans le financement externe des pays en crise. Elle s’inscrit, ce faisant, en rupture avec un certain angélisme qui au nom de la défense de l’Euro s’interdisait d’examiner en détail les comptes externes de chaque pays-membre au motif que la zone Euro constituait une union monétaire. Le travail de Mme Cour-Thimann montre bien comment les soldes Target 2 sont des créances et des dettes publiques qui se sont substituées aux créances et aux dettes privées antérieures. Il souligne que, toutes choses égales par ailleurs, les pays excédentaires ont, ce faisant, diminué leur risque puisque les pertes éventuelles de leurs banques centrales seraient –si les règles sont respectées- assumées par la BCE dans son ensemble. Le risque ultime serait donc partagé entre les pays membres au prorata de leur part dans le capital. Ainsi, la Bundesbank détient environ 75% des créances Target 2 mais la part de l’Allemagne au capital de la BCE n’est que de 19%. Ce schéma est néanmoins théorique, tous les pays n’ayant pas la capacité d’absorber des pertes en cas de crise.

Mme Cour-Thimann aborde également, sans tabou, l’hypothèse d’une sortie de la zone Euro ou d’un éclatement de cette dernière. Une sortie de la zone Euro n’est pas explicitement prévue par les traités qui envisagent en revanche une sortie d’un Etat-membre de l’UE. Mme Cour-Thiman estime que dans le cas « théorique » d’une sortie de la zone Euro à l’occasion d’une sortie de l’UE, un pays devrait solder ses positions Target et, donc, soit rembourser ses dettes, soit réclamer son dû. Les dettes Target entre banques centrales nationales ne sont pas assorties de sûretés, c'est-à-dire de titres que le débiteur remet au créancier pour garantir sa dette mais les prêts des  BCN aux  banques commerciales débitrices le sont.  Si la sortie se produit en période de crise, il y a tout lieu de penser que les  sûretés que détiennent les BCN, des créances sur des débiteurs nationaux jugés éligibles par la BCE, auraient une faible valeur et qu’il faudrait au mieux attendre un certain temps avant que cette valeur ne remonte. Les éventuelles pertes encourues par les BCN créancières seraient supportées par la BCE tout entière et ultimement par les Etats de l’Eurozone au prorata de leur part dans le capital de la BCE. Ce n’est que dans le cas « purement théorique » d’un éclatement complet de la zone Euro que Mme Cour-Thimann envisage que les soldes Target effectifs de chaque BCN seraient pris en compte. Mme Cour-Thimann ne le discute pas mais directement mais on peut raisonnablement supposer que, dans les deux cas, les dettes Target 2 ne seraient pas honorées à court terme.. Contrairement à H. W. Sinn, Paul De Grauwe et Yuemei Ji estiment que cela ne représente pas un risque pour les pays créanciers car ce qui fait la valeur d’une monnaie ce n’est pas la valeur de l’actif de la banque qui l'émet mais le pouvoir d’achat de cette monnaie. Dès lors, tant que l’émission de cette monnaie reste contrôlée de manière à garantir la stabilité des prix, peut importe que la valeur des créances à l’actif de la banque centrale s’effondre.

Contrairement à ce qui existe aux Etats-Unis (cf. billet suivant), la possibilité d’apurer les créances et les dettes entre les BCN par un transfert d’actifs n’a pas été prévue. Les soldes Target pourrait donc, en théorie, augmenter indéfiniment.

A cette question des limites à l’accumulation des soldes Target 2, la BCE ne peut opposer qu’un seul discours : il appartient aux pays débiteurs de prendre les mesures de politique économique nécessaires pour réduire leur déficit courant et redevenir attractifs pour les investisseurs internationaux privés, ce qui suppose notamment une recapitalisation et une restructuration des banques insolvables.

Effectivement, si ces politiques d’ajustement sont couronnées de succès, les soldes Target 2 se réduisent voire disparaissent. Mais, si elles ne fonctionnent pas ou qu’imparfaitement, la BCE est confrontée à un dilemme. C’est à son niveau qu’est prise la décision de poursuivre ou non le financement des banques commerciales par les BCN (à l’exception de l’Emergency Liquidity Assistance, une facilité mise en œuvre au niveau des BCN, à leurs propres risques et périls mais avec l’accord de la BCE). Elle fait alors face à deux options, classiques pour un créancier. Soit elle décide de continuer à financer les banques commerciales des pays en crise et les soldes Target continueront à croître, soit la BCE arrête de financer les banques commerciales des pays en crise via leur BCN mais elle provoque un effondrement du système bancaire dans ces pays avec, à la clé, une sortie de la zone Euro de ces pays voire un éclatement complet. La seule manière de sortir de ce dilemme est d’imposer des restrictions sur les sorties de capitaux des pays en crise, comme ceux que Chypre a mis en place au mois de mars dernier et qui sont toujours en vigueur. Un tel scénario est difficile à concevoir dans un grand pays de la zone Euro. Ce serait reconnaître qu’un Euro à Madrid ou Rome ne vaut pas la même chose qu’un Euro à Berlin et donc que la zone Euro n’existe plus vraiment.

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