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Dettes publiques : quel est le risque d’une nouvelle crise ?

Alors que les niveaux de dettes publiques ne font qu’augmenter, la question de la soutenabilité de ces dettes nourrit en France des débats enflammés, avec en toile de fond la crainte d’un retour des politiques de rigueur. Une chronique de Thomas Grjebine publiée dans Alternatives Economiques le 20 janvier 2021.
Par Thomas Grjebine
 Billet du 26 février 2021 - Dans les médias


La soutenabilité de la dette n’est pourtant pas une question qui se pose à court terme avec des taux proches de zéro, voire négatifs –, y compris pour des pays d’Europe du Sud comme l’Italie ou le Portugal. Elle dépend moins en effet du niveau de dette en pourcentage du produit intérieur brut (PIB), que de l’écart entre le taux d’intérêt et le taux de croissance nominale de l’économie : si le taux d’intérêt est inférieur au taux de croissance, la dette publique n’explose pas et peut être stabilisée.

C’est le cas au Japon où malgré une dette publique de près de 250 % du PIB, elle est soutenable car les taux d’intérêt sont nuls. Dans un environnement de taux bas, la dette peut même augmenter et les charges d’intérêts baisser. En France, elle a augmenté de 33 points de PIB depuis 2007 alors que les charges d’intérêts ont baissé dans le même temps de 17 milliards d’euros.

Si les taux sont bas aujourd’hui, est-on pour autant à l’abri d’une remontée dans les années à venir ?

Un environnement de taux bas appelé à durer

Une telle envolée est peu probable. Tout d’abord, on observe depuis les années 1980 une baisse tendancielle des taux d’intérêt dans tous les pays avancés. Ce phénomène s’explique par une abondance d’épargne au niveau mondial par rapport aux opportunités d’investissement (stagnation séculaire). Cet excès d’épargne provient notamment de la forte montée des inégalités, la richesse étant concentrée dans les mains de ménages qui ne consomment qu’une faible part de leurs revenus.

Philip Lane, le chef économiste de la BCE, déclarait ainsi en novembre que « le monde politique, la société civile et même la sphère financière doivent assimiler que nous sommes désormais et durablement dans un environnement de taux bas ».

Cette baisse tendancielle des taux d’intérêt et leur très faible niveau actuel ne garantissent pas pour autant qu’un mouvement de défiance envers certains titres souverains ou un phénomène de panique ne conduisent à une augmentation soudaine des taux, et à un retour d’une crise des dettes souveraines comme cela s’est produit en 2009-2012.

Le changement de doctrine des banques centrales

Quel est le risque qu’un tel phénomène se reproduise ? Assez faible, car il existe une différence majeure avec la crise précédente : le changement de doctrine et de pratique des banques centrales, qui cherchent désormais à contrôler plus ou moins directement (et plus ou moins officiellement) les taux d’intérêt à long terme.

Cette évolution est très importante, car la doctrine dominante au sein des banques centrales depuis les années 1990 était que si elles peuvent contrôler les taux courts, elles ne peuvent, ni ne doivent, contrôler les taux longs, dont la détermination appartient aux marchés. Il s’agit d’une hypothèse importante des modèles néokeynésiens qui ont influencé les pratiques des banques centrales.

Rappelons que, contrairement à ces approches, Keynes préconisait un contrôle des taux longs. Dans une lettre au Président Roosevelt en 1933, il écrivait ainsi :

« Je ne vois aucune raison pour laquelle vous ne devriez pas réduire les taux d’intérêt à long terme sur vos obligations d’État à 2,5 %, ce qui aurait des conséquences positives sur l’ensemble du marché obligataire, à la condition que la Fed remplace sa détention de titres du Trésor à court terme par l’achat d’obligations à long terme. »

Une politique ancienne

La politique de contrôle des taux longs n’est pas nouvelle. Elle était même très répandue après-guerre. Aux États-Unis, la Fed a mené une telle politique dès 1942 pour abaisser le coût du financement des dépenses publiques, notamment militaires. Elle avait plafonné les coûts d’emprunt du Trésor en déclarant qu’elle achèterait la quantité d’obligations d’État nécessaire pour que le taux d’intérêt ne dépasse pas un certain niveau. Cette pratique a cessé au début des années 1950 avec le retour d’une forte inflation.

Une telle stratégie a été également menée par la Banque d’Angleterre au sortir de la guerre, et à plusieurs reprises jusqu’en 1971. Les opérations « twist », sous la présidence Kennedy, avaient aussi été lancées pour baisser les taux longs et stimuler l’investissement et la demande : elles étaient neutralisées, c’est-à-dire qu’alors que la banque centrale achetait des obligations à long terme pour faire baisser les taux longs, elle vendait des obligations à court terme pour faire monter les taux courts afin de réduire les sorties de capitaux. C’est cette substitution d’un endettement de court terme à un endettement de long terme que l’on appelle une opération « twist ».

Cette politique est revenue sous le feu des projecteurs lorsque la Fed de Ben Bernanke en a proposé une version moderne en 2011 pour réduire les taux de long terme et stimuler ainsi l’économie. Il faut dire que la crise financière de 2007-2009 a marqué le retour en grâce de ces politiques de contrôle des taux longs. Avec des taux directeurs proches de zéro (« zero lower bound »), les banques centrales ont en effet été amenées à penser des politiques monétaires non conventionnelles.

La Banque centrale du Japon est celle qui est allée le plus loin dans cette direction en mettant en œuvre officiellement une politique de contrôle des taux longs (« yield curve control ») à partir de 2016. Elle consiste à s’engager à acheter le montant d’obligations souveraines nécessaire pour atteindre le niveau de taux d’intérêt (autour de 0 % pour les obligations à 10 ans) qu’elle s’est fixé.

La BCE s’y met

La Banque centrale européenne (BCE) est-elle restée à l’écart de ce changement de doctrine ? Si sa présidente Christine Lagarde a déclaré en mars dernier que la BCE n’était « pas là pour réduire les spreads » (les écarts entre les taux d’emprunt des États européens), en pratique, la BCE mène une politique qui s’en approche depuis le fameux « whatever it takes » de Mario Draghi, alors à la tête de l’institution, en 2012.

Cette annonce avait permis une nette réduction des écarts de taux d’emprunt entre pays européens. Ce coup de poker avait mis les Allemands devant le fait accompli. La Bundesbank est longtemps restée réticente devant les implications de ce changement de doctrine. C’est pourquoi il a fallu attendre mars 2015 pour que la BCE lance des programmes d’achats massifs d’actifs (le fameux « quantitative easing »), principalement de la dette des États européens, avec comme objectif officiel d’augmenter l’inflation.

Cette politique a permis un contrôle de facto des taux longs sur la base d’un compromis implicite et fragile. Officiellement, il n’est question ni de monétisation des dettes publiques, ni d’une politique visant à réduire les spreads. L’article 123 du traité de Lisbonne interdit en effet toute monétisation des dettes publiques, c’est-à-dire de faire de la création monétaire afin de financer directement la dette publique.

Mais la frontière est mince entre un financement direct et un financement indirect via des achats d’obligations d’États sur le marché secondaire qui aboutissent à une baisse des spreads. Comme le souligne le chef économiste de la BCE, Philip Lane : « Dans cette période de choc commun où les États augmentent leur déficit pour soutenir leurs économies, notre politique de rachats d’actifs, à travers différents programmes, permet de maintenir des conditions de financement favorables. »

Cela signifie en pratique que la banque centrale participe de façon très active au financement des dettes publiques. Aujourd’hui, près de 20 % de la dette publique française est détenue par la Banque de France. C’est même 60 % de la dette publique émise par les pays de la zone euro entre mars et août 2020 qui a été rachetée par leurs banques centrales.

Les choix politiques de la BCE

Via ces achats massifs d’actifs, la BCE mène ainsi implicitement une politique de contrôle des taux longs.

Implicite également est le choix de maintenir des spreads un peu plus élevés pour des pays du Sud comme l’Italie et l’Espagne. Depuis 2014, le spread par rapport au taux allemand est ainsi en moyenne de 1,8 point de pourcentage pour l’Italie, 1,2 pour l’Espagne, et 0,4 pour la France. Des écarts de taux très coûteux pour les finances publiques italiennes, et ce malgré les efforts budgétaires constants de l’Italie qui n’a pas connu de déficit primaire (hors paiement des intérêts) depuis 1992.

Ce contrôle des taux longs a franchi un nouveau cap avec la crise sanitaire puisque la BCE a annoncé le 18 mars un programme massif d’achat d’obligations des pays en difficulté, alors qu’elle achetait jusque-là les dettes des pays selon leur poids dans son capital. Comme depuis 2014, la BCE a veillé implicitement à ce que les spreads italiens ou espagnols ne soient pas réduits à zéro, en limitant ses achats d’actifs quand les spreads avaient atteint leur moyenne d’avant crise.

Une telle politique peut-elle durer ? Officiellement, ces achats d’actifs peuvent être conduits tant que l’inflation est inférieure à l’objectif de la BCE, soit un niveau légèrement inférieur à 2 % par an à moyen terme. Or, la BCE juge très peu probable un tel retour de l’inflation dans les deux ans qui viennent. Le Japon, qui mène une politique visant à maintenir ses taux longs proches de zéro depuis 2016, n’a pas non plus connu de poussée inflationniste.

Et il sera très difficile de surcroît pour la BCE de faire machine arrière : si elle assure que ces achats d’actifs sont temporaires, ce financement des dettes publiques pourrait être permanent car toute réduction du bilan de la banque centrale (en vendant des obligations souveraines) risquerait de provoquer une flambée des spreads.

Des risques plus politiques qu’économiques

C’est sur le terrain politique que l’action de la BCE pourrait être stoppée. Le contrôle de facto des taux longs qu’elle exerce repose essentiellement sur des compromis politiques tacites. Une clarification serait évidemment nécessaire d’un point de vue démocratique, mais avec le risque d’un effondrement de cet édifice très fragile.

D’autant que les signaux d’alerte ne manquent pas. La Cour de Karlsruhe, dans un jugement de mai, avait mis en cause les opérations de rachats de dette de la BCE, avant que le gouvernement allemand et le Bundestag ne soulignent la nécessité de « préserver la monnaie unique ». Mais l’arrivée d’un nouveau chancelier en Allemagne en septembre prochain et les échéances électorales en Europe des deux prochaines années pourraient remettre en cause l’équilibre politique.

Dans ce contexte, on peut s’interroger sur l’opportunité de propositions visant à annuler la dette ou à la monétiser plus directement qui pourraient agir comme des chiffons rouges pour nos voisins allemands. D’autant que, dans un environnement de taux bas lié à l’abondance d’épargne, la question de la soutenabilité de la dette ne se pose pas vraiment, sauf cas de panique sur les taux souverains.

L’officialisation d’un contrôle des taux longs sur le modèle japonais permettrait de mieux contrecarrer ce risque tout en étant plus acceptable politiquement et en ne nécessitant pas de modification des traités. Une autre priorité serait de négocier la suspension durable des règles budgétaires européennes (en cours depuis mars) afin d’éviter le retour de la catastrophe de 2011-2015, où les pays européens s’étaient lancés dans une surenchère de politiques d’austérité.

Lien direct sur l'article initialement paru dans Alternatives Economiques

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