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Les moteurs de la croissance africaine : la démographie est-elle un handicap ?

La croissance démographique de l’Afrique présente des opportunités pour son développement, au-delà du dividende démographique habituellement évoqué. Elle conduit à renouveler la manière de penser le développement urbain, les migrations, le capital humain et le rôle des diasporas. Ce billet présente un point de vue décalé par rapport aux analyses pessimistes sur le handicap que représenterait la démographie pour les pays africains.
Par Gilles Dufrénot
 Billet du 5 décembre 2019


La démographie est, sans aucun doute, le grand défi de l’Afrique au XXIe siècle. Dans 30 ans, sa population aura doublé par rapport à aujourd’hui. Le continent comptera 2,6 milliards d’habitants et représentera environ un quart de la population mondiale. Son taux de fécondité (en moyenne 4,7 enfants par femme) est très supérieur à la moyenne mondiale (autour de 2,5 enfants). Les grands pays de peuplement sont le Nigéria, l’Éthiopie, l’Égypte, la République Démocratique du Congo, l’Afrique du Sud, le Kenya. Cette perspective nourrit parfois un doute quant aux chances de l’Afrique d’avoir, dans un avenir proche, des taux de croissance élevant le niveau de vie des populations. Un point de vue pessimiste laisserait même penser que, pendant que l’Asie, nouveau centre névralgique économique, augmentera sa richesse, l’Afrique, elle, fera naître des pauvres. Ce pessimisme conduit parfois à suggérer que le continent hâte sa transition démographique pour réduire son taux de dépendance (près de 40 % de la population a moins de 15 ans) et bénéficier, enfin, d’un dividende démographique.

Il ne faut pas confondre cause et conséquence. La démographie élevée entraîne une faiblesse de la croissance des PIB par tête. Mais les causes des taux de croissance faibles sont structurelles : malédictions des ressources (corruption, prédation liée aux rentes), conflictualités socio-économiques et spatiales (violences sociétales, conflits intercommunautaires, guerres territoriales), extraversion des élites, déficiences liées aux infrastructures, faiblesse de la productivité, insertion asymétrique dans les échanges internationaux. De ce point de vue, l’Afrique n’est pas différente des autres continents si l’on prend la peine de regarder les choses historiquement. La stabilité politique des pays développés occidentaux est récente et date de l’après seconde guerre mondiale. Jusque-là, la vie des populations étaient rythmées par des guerres entre États. L’Asie a également été un continent sous le feu des conflits, en proie aux luttes impérialistes (par exemple, l’expansionnisme japonais a mené à la guerre de 15 ans entre 1931 et 1945 avec la Chine, puis s’est étendu au reste de l’Asie). Les conflits identitaires et ethno politiques ont également été la cause des grandes fractures sociales en Amérique centrale et latine après les indépendances (le XIXe et XXe siècles ont été marqués par de grands conflits opposant la plupart des pays). Toutes ces régions du monde ont commencé à connaître une hausse de leur PIB par tête dès que ces problèmes ont été résolus. Ils le seront en Afrique, c’est une question de temps. L’histoire montre que c’est l’élévation des niveaux de vie qui a permis de faire baisser les taux de natalité, les femmes souhaitant avoir moins d’enfants au fur et à mesure de l’élévation de leur qualité de vie et de leur confort matériel.

À moins d’examiner la question de manière simpliste, il n’est pas sûr que l’accélération de la transition démographique soit la solution à la faiblesse des taux de croissance de l’Afrique. Les défis de la démographie pour la croissance se trouvent ailleurs.

Tout d’abord, la forte croissance démographique risque de changer la physionomie de la croissance africaine, en liant davantage l’accroissement du PIB à des territoires et à de grandes régions, plutôt qu’à des pays. En effet, les populations africaines migrent peu à l’extérieur du continent, mais l’essentiel des déplacements de populations a lieu sur le continent même. Or, dans un contexte mêlant une croissance démographique forte et un changement climatique dont les effets se font déjà sentir (ces 10 dernières années, le continent a connu de fortes variations des températures, une modification des saisons agricoles, une recrudescence des sécheresses), de nombreuses migrations se feront vers les vallées fluviales où les densités de populations sont plus faibles qu’ailleurs. On parle beaucoup de l’importance des infrastructures routières et ferroviaires pour le développement du commerce intra-africain. Mais, l’un des moteurs de ce commerce sera son hydrographie, au sein de régions traversées par 4 grands fleuves et leurs affluents, à savoir le Nil, le Niger, le Congo et le Zambèze. Dans un continent où l’offre de nourriture produite localement est inférieure à la demande, les migrations se feront vers des espaces géographiques bénéficiant de ressources hydriques pour l’agriculture.

Ensuite, la démographie va bouleverser le modèle actuel de développement urbain. Actuellement, ce dernier est concentrique, avec deux ou trois villes principales concentrant les grands services administratifs, socio-économiques et politiques des pays. Or, ces villes sont aujourd’hui saturées spatialement et sources d’appauvrissement pour ceux qui migrent des zones rurales, à cause des effets de congestion. Ceux-ci produisent des externalités négatives (violence et insécurité urbaine, faible qualité des services de base, développement des taudis, insalubrité, etc.). Il est vraisemblable que les gouvernements chercheront à remédier à ces problèmes en lançant de vastes programmes de construction de villes nouvelles pour accueillir des populations, créer des espaces de vie, de consommation, de production et d’échanges. La croissance future s’articulera autour de modèles de développement urbain polynucléaires et multi nodaux.

Troisièmement, le grand enjeu d’une démographie forte est celui du capital humain. Or, l’Afrique se trouve confrontée à plusieurs difficultés qu’elle peut surmonter, sous réserve que les gouvernements adoptent des politiques publiques adéquates.

Tout d’abord, de nouvelles pathologies liées au mode de vie (obésité, accidents cardiovasculaires, hypertension artérielle) tuent aujourd’hui sur le continent africain autant que les maladies parasitaires et transmissibles. À titre d’exemple, 1 % de la population du Sénégal souffre de paludisme, mais 20 % souffre d’hypertension artérielle. Sur le continent on trouve une personne diabétique dans 4 familles sur 10. On peut ajouter à cela la forte progression des maladies respiratoires (dont de nombreux décès par pollution et empoisonnement domestique). Selon l’OMS, ces maladies non transmissibles entraînent des pertes annuelles de productivité de 37 %, auxquelles il faut ajouter des pertes de 27 % liées aux maladies infectieuses. Et, soigner un diabétique suppose que les ménages consacrent 56 % de leur budget à l’achat de médicaments. Ces sommes ne sont donc pas consacrées à l’éducation. L’un des défis de la démographie africaine est donc celui de la transition nutritionnelle (un sujet dont on a, jusqu’ici, peu étudié les effets macroéconomiques).

Ensuite, des efforts importants sont consacrés à l’amélioration du capital humain (programmes de gratuité de l’école, amélioration de l’offre d’éducation, politiques incitatives pour augmenter les taux d’assiduité). Mais produire du capital humain ne suffit pas. Il faut également le valoriser, en encourageant la créativité par les jeunes qui sont formés. De nombreuses analyses se sont jusqu’ici focalisées sur l’idée que les économies africaines doivent créer des emplois pour absorber la population des jeunes arrivant sur le marché du travail.  Mais on constate, objectivement, que le tissu productif des économies ne le permet pas encore, ce qui est souvent une cause d’expansion du travail informel et de ses conséquences (salaires faibles, conditions de travail précaires, productivité faible). Une solution alternative, qui émerge actuellement, s’appuie sur les écosystèmes d’innovations frugales. Il s’agit le plus souvent de lieux d’incubations, où les jeunes utilisent leur savoir-faire et leurs idées pour innover de façon frugale en répondant à des besoins locaux, sans que cela ne demande des moyens financiers colossaux (l’accès à des incubateurs favorise l’utilisation de ressources partagées). Ces innovations peu coûteuses peuvent avoir des effets bénéfiques au plan macroéconomiques. Les exemples abondent dans les pays et concernent des domaines variés : invention de répulsifs contre les moustiques, création d’applications pour réduire l’insécurité urbaine, numérisation des systèmes de tontines, amélioration de l’information en temps réels pour les agriculteurs, etc. Il n’y aura pas de croissance en Afrique sans amélioration de la productivité globale des facteurs. Or, celle-ci peut s’appuyer sur les innovations frugales provenant des fablabs africains.

Enfin, les diasporas peuvent servir de « passeurs » de savoir-faire entre les autres continents et l’Afrique. De plus en plus de jeunes en capacité de faire des études vont se former et acquérir de l’expérience en Asie (en Chine, mais également au Japon, en Corée, en Indonésie), en Amérique du Nord (Canada, États-Unis) et en Europe. Puis, ils reviennent s’installer dans leur pays d’origine. D’autres font des « navettes » en alternant les séjours dans et hors du continent africain. La croissance démographique va accentuer ce phénomène et pousse déjà les écoles, universités et les entreprises des pays émergents et riches à délocaliser certaines de leurs formations et centres de recherche en Afrique. Dans un contexte où la population vieillit dans un certain nombre de pays, la démographie africaine pourra également venir pallier le manque de main d’œuvre dans les pays émergents et développés.

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