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Quels sont les effets des politiques fiscales sur l'activité économique ?

Quels sont les effets d'une baisse ou d'une hausse d'impôt sur l'économie ? Tous les impôts ont-ils le même impact ? Les politiques fiscales sont aujourd'hui un élément central des politiques économiques, mais leurs effets macroéconomiques font débat. Dans cette interview, parue sur le site SES-ENS, Thomas Grjebine explique pourquoi les cadres macroéconomiques largement utilisés pour l'évaluation des politiques fiscales doivent être révisés en y réintroduisant des mécanismes keynésiens.
Par Thomas Grjebine
 Billet du 10 décembre 2018


Les politiques fiscales sont aujourd'hui un élément central des politiques économiques. Pouvez-vous nous rappeler comment les changements dans la fiscalité peuvent affecter l'économie ?

Les changements de fiscalité peuvent affecter l'économie via deux canaux principaux : un canal d'offre et un canal de demande.

Les effets d'offre transitent par des mécanismes d'incitations : suite à une baisse d'impôts, les agents peuvent être incités à travailler davantage, à investir ou à embaucher. Avec ce canal d'offre, un changement fiscal n'aura d'impact que s'il modifie le comportement des agents.

Les effets de demande reposent eux sur le revenu disponible des agents. Une baisse d'impôts, parce qu'elle engendre une hausse du revenu disponible, va conduire à une hausse de la consommation, qui va elle-même engendrer des revenus supplémentaires pour les vendeurs, et donc des embauches, de l'investissement, des rentrées fiscales supplémentaires, et ainsi de suite. C'est le mécanisme du multiplicateur fiscal.

Pourquoi est-il important de bien évaluer les effets des politiques fiscales ?

Les réformes fiscales sont un élément central des politiques publiques mais il existe encore d'intenses controverses sur leur impact macroéconomique. Par exemple, vaut-il mieux relancer la consommation des ménages ou accorder des baisses de charges aux entreprises pour stimuler l'investissement et les embauches ? Ces questions ne cessent d'être débattues comme le montrent les interrogations récentes autour de la réforme de la taxe d'habitation ou du CICE.

Il est également très important de bien évaluer les effets des politiques fiscales car les erreurs d'appréciation peuvent avoir de très lourdes conséquences. L'exemple de la Grèce est emblématique. Les organisations internationales ont défendu à partir de 2010 la nécessité de fortes hausses d'impôts afin de rétablir les finances publiques. Alors que le FMI anticipait que les efforts exigés conduiraient à une baisse du PIB réel de 5,5 % entre 2010 et 2012, le PIB s'est en réalité effondré de 17 %, et le chômage a atteint 25 % au lieu des 15 % prévus. Le FMI a reconnu quelques années après son erreur d'appréciation. Il considérait en effet que le multiplicateur était de l'ordre de 0,5 – c'est-à-dire qu'une hausse d'un point de PIB des prélèvements obligatoires n'entrainait qu'une baisse de 0,5 % du PIB –, avant d'admettre que le multiplicateur était en réalité jusqu'à trois fois supérieur (Blanchard et Leigh, 2012).

D'où viennent les erreurs d'appréciation des politiques fiscales ?

Les erreurs d'appréciation viennent en grande partie de la remise en cause par les théoriciens néoclassiques des mécanismes keynésiens qui a conduit au développement de modèles macroéconomiques dans lesquels, quasiment par hypothèse, les hausses d'impôts ne peuvent avoir d'effets récessifs. C'est le cas notamment dans les modèles DSGE [1], utilisés pour l'évaluation ex ante des politiques publiques, et qui sont devenus l'alpha et l'oméga des travaux macroéconomiques. Paradoxalement, dans ces modèles dits «nouveaux keynésiens», les effets de l'impôt ne passent que par des effets d'offre, c'est-à-dire via les incitations des agents.

Les hypothèses sur lesquelles ont été construits les modèles macroéconomiques (ce qu'on appelle les «micro-fondations») ont conduit à ce que le canal de demande des politiques fiscales et l'idée même de multiplicateur disparaissent. Par exemple, dans ces modèles, les ménages sont supposés consommer non pas en fonction de leur revenu disponible, mais de leur revenu permanent – c'est-à-dire de l'estimation de leur revenu à long terme qui intègre les revenus passés, présents et à venir [2]. Il est également supposé que toute baisse d'impôts sans baisse équivalente des dépenses publiques ne peut avoir d'effet sur l'activité, car les ménages vont anticiper une hausse future des impôts pour rembourser la dette publique et choisir alors d'épargner plutôt que de consommer ces ressources supplémentaires – c'est la fameuse équivalence ricardienne [3]. Pourtant, ces hypothèses théoriques de revenu permanent ou d'équivalence ricardienne ont été très rapidement rejetées par les études empiriques. Campbell et Deaton (1989) et plus récemment les travaux de Parker (1999) ont par exemple montré que la théorie du revenu permanent était rejetée sans ambiguïté par les données.

Comment peut-on mesurer les effets agrégés d'une politique fiscale, c'est-à-dire son influence propre, indépendamment du contexte économique ?

Il est difficile d'évaluer correctement les effets agrégés des politiques fiscales et ce pour plusieurs raisons. Tout d'abord, différents facteurs peuvent influencer en même temps l'activité et les recettes fiscales. Si ces facteurs ne sont pas isolés, l'évaluation qui est faite n'est pas celle de la fiscalité sur l'activité, mais aussi celle de l'ensemble de ces facteurs. Ensuite, parce que l'activité économique influence les recettes fiscales autant que ces dernières influencent l'activité. Aussi, pour isoler l'effet allant de la fiscalité vers l'activité économique en éliminant l'effet inverse (de l'activité vers la fiscalité), il faut retenir, parmi les principaux changements fiscaux, ceux ayant été pris indépendamment du contexte économique (exogènes) et en mesurer l'impact.

Pour dépasser ces difficultés, une approche dite narrative a été développée. Elle consiste, en utilisant différents documents d'archives – débats parlementaires, rapports d'organisations internationales, articles de journaux, etc. –, à identifier les motivations des politiques fiscales et à ne retenir que les mesures «exogènes», c'est-à-dire prises indépendamment du contexte économique. En procédant de la sorte, plusieurs études, dont celle de Romer et Romer (2010) sur les États-Unis ou de Cloyne (2013) sur le Royaume-Uni, parviennent à des multiplicateurs fiscaux de l'ordre de 2-3 : suite à une baisse d'impôt d'un point de pourcentage du PIB, le PIB augmente de 2 à 3 % au bout de 3 ans. Comme le souligne Valerie Ramey (2018), «les multiplicateurs fiscaux sont de façon surprenante très élevés et très uniformes à travers un grand nombre de pays. Les estimations varient entre 2 et 3».

Pour mettre en évidence les effets de la politique fiscale au niveau macroéconomique, vous avez étudié avec François Geerolf l'impact d'une modification de la taxe foncière dans les pays de l'OCDE. Pourquoi avoir choisi cet impôt ?

L'utilisation de cette taxe permet de dissocier les effets d'offre et de demande. Dans la mesure où la taxe foncière est réputée depuis Adam Smith n'avoir pas d'effets sur le comportement ou les incitations des agents, ses effets sur l'activité économique (hors construction) ne peuvent passer que par la demande agrégée. D'un point de vue méthodologique, c'est un avantage important, car les études sur les effets de changements dans la fiscalité ne sont généralement pas en mesure de dissocier les effets provenant d'un changement dans les incitations (effets d'offre) de ceux sur le revenu disponible (effets de demande).

Les résultats que vous obtenez montrent qu'une baisse de la taxe foncière aboutit à une forte hausse du PIB : le multiplicateur fiscal serait de l'ordre de trois au bout de trois ans. Comment expliquer cet effet sur l'activité économique ?

Comme la taxe foncière n'affecte pas les incitations – elle n'a pas d'effet d'offre –, le résultat d'un multiplicateur fiscal de 3 peut sans ambiguïté être interprété comme un effet keynésien de demande agrégée. Cet effet sur l'activité provient tout d'abord d'un impact très élevé sur la consommation consécutif à la hausse directe du revenu disponible d'agents ayant une propension à consommer relativement forte : cette taxe touche en effet globalement les classes moyennes car elle est payée par les propriétaires, soit en moyenne plus de 50 % des ménages. Des effets multiplicateurs sont également à l'œuvre : la hausse initiale de la consommation entraîne celle de la demande globale, qui se traduit par des embauches et donc à nouveau par une hausse de la consommation. Enfin, la baisse de la taxe foncière se traduit par une hausse de l'investissement non résidentiel particulièrement élevée (près de 11 % au bout de 3 ans), ce qui se comprend très bien dans un cadre d'analyse keynésien où l'investissement dépend directement de la demande adressée aux entreprises [4].

Quelles sont les taxes qui ont le plus d'effet sur l'activité ?

Les résultats récents de la littérature montrent que les taxes qui ont le plus d'effet sur l'activité sont celles qui ciblent le revenu disponible d'agents ayant une forte propension marginale à consommer – c'est-à-dire des agents qui consomment une part importante de leurs revenus.

C'est le cas de la TVA dont la baisse aboutit à une forte stimulation de la demande agrégée, comme l'a montré une étude récente de Riera-Crichton et al. (2016) portant sur 14 pays de l'OCDE, dont la France : une baisse de la TVA d'un point de PIB conduit à une hausse du PIB de 3,7 % au bout d'un an. C'est également le cas de la taxe foncière qui affecte des agents ayant une propension marginale à consommer relativement forte (Geerolf et Grjebine, 2018) ; ce serait a fortiori le cas pour la taxe d'habitation.

Les résultats récents de la littérature permettent également de comparer l'effet sur l'activité d'une baisse de l'impôt sur le revenu avec une baisse de l'impôt sur les sociétés. Mertens et Ravn (2013) ont montré à ce titre que l'effet sur l'investissement est presque deux fois plus important lorsque la politique fiscale cible l'impôt sur le revenu plutôt que celui sur les sociétés. Ce qui illustre à nouveau que le coût du capital n'est pas un déterminant important de l'investissement qui dépend davantage de la demande. Certaines études tendent même à suggérer que l'élasticité entre le coût du capital et l'investissement est exactement égale à zéro : la plus emblématique étant certainement celle de Danny Yagan (2015) sur la réforme de la fiscalité du capital menée aux États-Unis en 2003.

Il faut enfin citer l'étude très récente de Zidar (2018) qui mesure l'impact hétérogène des baisses de l'impôt sur le revenu selon les niveaux de revenus. Ce professeur à Princeton trouve un multiplicateur de 0 pour les 10 % des ménages ayant les plus hauts revenus, alors que le multiplicateur est de 7 pour les 90 % autres !

Dans le contexte d'économies ouvertes et de plus en plus interdépendantes, les politiques fiscales expansionnistes peuvent-elles être efficaces ?

Il existe un dilemme des politiques fiscales expansionnistes : si elles ont clairement des effets positifs sur l'activité à court terme (en particulier sur la consommation, l'investissement et l'emploi), elles conduisent dans le même temps à une aggravation des déficits extérieurs. Cet effet sur le solde extérieur d'une politique de relance est connu sous le nom de «déficits jumeaux» : dans une économie ouverte, une partie de la demande additionnelle créée par une relance fiscale est adressée à l'extérieur et se traduit par une dégradation de la compétitivité. C'est ce à quoi la relance de F. Mitterrand en 1981 avait conduit et qui avait nécessité de dévaluer le franc à trois reprises pour rétablir la compétitivité. Une partie des gains de pouvoir d'achat s'était en effet reportée sur l'achat d'automobiles allemandes et japonaises.

Ce danger des politiques de relance avait été anticipé par Keynes lui-même, qui prenait le problème du déficit commercial très au sérieux. Il considérait ainsi qu'une politique d'expansion, bien que désirable, devait être accompagnée par «l'introduction d'un sérieux tarif douanier» (Keynes, 1931). Il s'agissait selon lui d'une solution beaucoup moins coûteuse en termes d'emplois qu'une baisse des salaires, alternative défendue à l'époque pour réduire le chômage et sauver l'industrie britannique. Peu de temps auparavant, il avait souligné le danger d'«abandonner toute industrie incapable, pour le moment, de survivre» et, pour l'éviter, avait préconisé de protéger les industries automobiles, du fer et de l'acier (Keynes, 1930). Dans le même temps, il mettait en garde contre le risque d'escalade : si, à l'échelle d'un pays, un tarif douanier peut contribuer à la réduction du chômage, une montée du protectionnisme à l'échelle mondiale conduirait à un jeu à somme négative. Reste à savoir si Keynes parviendrait à la même recommandation d'instaurer «un sérieux tarif douanier» dans le contexte actuel d'économies hypermondialisées, où les chaînes de valeur sont beaucoup plus fragmentées, et où les risques d'escalade et de guerre commerciale constituent une menace plus sérieuse pour l'économie mondiale.

Propos recueillis par Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.

 


Références bibliographiques

Blanchard O. J. et Leigh D. [2012], "Are we underestimating short-term fiscal multipliers ?", FMI, World Economic Outlook, octobre, p.41-43.

Campbell J., Deaton A. [1989], "Why is consumption so smooth?", The Review of Economic Studies, 56, n°3, p.357-73.

Cloyne J. [2013], "Discretionary tax changes and the macroeconomy : new narrative evidence from the United Kingdom", American Economic Review, 103, n°4, p.1507-28.

Geerolf F., Grjebine T. [2018], "The Macroeconomic Effects of Lump-Sum Taxes", Working Paper.

Keynes J. M. [1930], "Note à l'Economic Advisory Council", octobre.

Keynes J. M. [1931], "Propositions en vue de l'établissement d'un nouveau tarif douanier", The New Statesman and Nation, 7 mars. Texte reproduit dans Keynes, Essais de persuasion, Gallimard, 1933.

Mertens K. et Ravn M. [2013], "The dynamic effects of personal and corporate income tax changes in the United States", American Economic Review, 103, n°4, p.1212-47, juin.

Parker J. A. [1999], "The reaction of household consumption to predictable changes in social security taxes", American Economic Review, 89, n°4, p.959-973.

Ramey V. [2018], "Ten years after the financial crisis : what have we learned from the renaissance in fiscal research", NBER, The Global Financial Crisis at 10, juillet.

Riera-Crichton D., Vegh C. et Vuletin G. [2016], "Tax multipliers : pitfalls in measurement and identification", Journal of Monetary Economics, 79(C), p.30-48.

Romer C. et Romer D. [2010], "The macroeconomic effects of tax changes : estimates based on a new measure of fiscal shocks", American Economic Review, 100, n°3, juin, p.763–801.

Yagan D. [2015], "Capital tax reform and the real economy : the effects of the 2003 dividend tax cut", American Economic Review, 105 n°12, décembre, p.3531-63.

Zidar O. [2018], "Tax cuts for whom ? Heterogeneous effects of tax changes on growth and employment", Journal of Political Economy (à paraître).
 


Pour aller plus loin

Publications CEPII :

Intervention de Thomas Grjebine à la conférence de présentation de L'économie mondiale 2019 au CEPII le 12 septembre 2018 : diaporama "La politique fiscale, mal orientée par la macroéconomie actuelle ?" et table ronde.

François Geerolf et Thomas Grjebine, "Augmenter ou réduire les impôts : quels effets sur l'économie ? L'exemple de la taxe foncière", Lettre du CEPII, n° 386, mars 2018. Voir l'interview de Thomas Grjebine autour de cette publication.

Thomas Grjebine, "Hausses et baisses d’impôts : quels effets sur la croissance ?", Blog du CEPII, billet du 25 avril 2017.

Sur SES-ENS :

Jean-Pierre Potier, "J. M. Keynes et la macroéconomie", SES-ENS, Feuilleton de l'histoire de la pensée économique, février 2018.

Robert Boyer et Alain Trannoy, "Quelles politiques économiques en France et en Europe ?", SES-ENS, vidéo réalisée pour le MOOC "C'est quoi l'éco ?", juin 2017.

Xavier Ragot, "Les évolutions de la macroéconomie depuis les années 1980", SES-ENS, mai 2016 : conférence "Quel renouveau de la pensée macroéconomique ?" et article "Le retour de la pensée keynésienne".

OFCE, "Évaluation du programme présidentiel pour le quinquennat 2017-2022", SES-ENS, octobre 2018 (article issu de L'économie française 2018, La Découverte, coll. Repères, 2017).

Autres publications :

Xavier Timbeau, "Que valent les multiplicateurs budgétaires aujourd'hui ?", Blog de l'OFCE, 21/11/2012.

Jérôme Creel, Éric Heyer, Mathieu Plane, "Petits précis de politique budgétaire par tous temps : les multiplicateurs budgétaires au cours du cycle", Revue de l'OFCE, n°116, janvier 2011.

Quelle fiscalité pour quels objectifs ?, Regards croisés sur l'économie, 2007/1, n°1.
 


Notes

[1] Dynamic Stochastic General Equilibrium (Modèles d'équilibre général dynamique et stochastique). Pour une présentation synthétique des modèles DSGE et de leurs limites, on pourra consulter : Olivier Blanchard, "Sur les modèles macroéconomiques", Revue de l'OFCE, "Où va l'économie ?", 2017/4, n°153.

[2] Milton Friedman, A theory of the consumption function, 1957

[3] La formulation moderne de l'équivalence ricardienne est due à Robert Barro, "Are government bonds net wealth ?", Journal of Political Economy, vol.82, n°6, 1974.

[4] Pour plus de détails sur les résultats de cette étude, voir François Geerolf et Thomas Grjebine, "Augmenter ou réduire les impôts : quels effets sur l'économie ? L'exemple de la taxe foncière", Lettre du CEPII, n°386, mars 2018.



Interview publiée sur le site SES-ENS (ENS de Lyon/DGESCO)

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