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Japon-Chine : du contentieux territorial des îles Senkaku à la guerre économique ?

Depuis les années 1970, les îles Senkaku sont l’objet d’un conflit de souveraineté entre la Chine et le Japon. La décision de rachat de trois d’entre elles à un propriétaire privé japonais par Tokyo a déclenché de violentes manifestations dans plus de cent villes chinoises, puis le conflit a gagné le terrain commercial.
Par Evelyne Dourille-Feer
 Billet du 19 octobre 2012


Depuis les années 1970, les îles Senkaku (ou Diaoyu en chinois) sont l’objet d’un conflit de souveraineté entre la Chine et le Japon [1]. Alors que des tensions diplomatiques bilatérales ressurgissaient autour de ces îles dès juillet, sur fond de ralentissement économique en Chine, la décision de rachat par Tokyo de trois d’entre elles à un propriétaire privé japonais le 10 septembre dernier a déclenché l’ire de Pékin. Après de violentes manifestations antijaponaises dans plus de cent villes en Chine, le conflit a gagné le terrain commercial.

Les enjeux des Senkaku
En avril 1895, le traité de Shimonoseki met fin à la guerre sino-japonaise. La Chine doit céder au Japon Taïwan et les îles environnantes, dont les Senkaku qui sont situées à deux cent milles marins de la Chine et du Japon. A la fin de la seconde guerre mondiale, Taïwan est rendu à la Chine mais l’archipel des Senkaku restera administré par les Etats-Unis de 1945 à 1972 pour être ensuite restitué à Tokyo.

De son côté, la Chine ne manifeste pas d’intérêt pourles Senkaku pendant près de soixante quinze ans jusqu’à ce qu’un rapport de l’ECAFE [2] révèle en 1969 l’existence potentielle de gisements important de pétrole et de gaz sous marins. Elle émet sa première protestation officielle relative à la souveraineté japonaise sur les Senkaku en décembre 1971. Ensuite, Deng Xiaoping et Tokyo s’entendent en 1978 sur un statu quo reposant sur l’engagement du Japon de ne rien construire sur ces îles. En 1992, une loi répertoriant les territoires revendiqués par la Chine mentionne pour la première fois les îles Diaoyu C’est à partir des années 2000 que ce dossier a alimenté des tensions diplomatiques récurrentes entre les deux pays.

Certes, l’accès à des gisements d’hydrocarbures et à de riches ressources halieutiques attise les convoitises, mais il semble que les enjeux géostratégiques et politiques soient plus centraux. En effet, le contrôle des eaux territoriales des Senkaku permettrait aux navires chinois d’avoir un accès à la haute mer hors de tout contrôle, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Depuis les années 2000, la Chine vise la maîtrise de la mer de Chine par laquelle transite une grande partie des échanges économiques mondiaux. L’enjeu politique est également crucial alors qu’un nouveau leader doit être désigné en Chine début novembre et que des élections législatives anticipées pourraient avoir lieu au Japon avant la fin décembre. Des deux côtés, la fermeté sur la question territoriale des Senkaku est actuellement incontournable. Mais ce conflit déborde de la sphère diplomatique pour perturber les relations économiques.

D’importantes retombées économiques pour le Japon
Avant le conflit actuel, deux épisodes de fortes tensions bilatérales liées aux Senkaku ont eu des répercussions économiques : il s’agit du boycott chinois des produits japonais pendant environ un mois en 2005 et du blocage des livraisons chinoises de terres rares à destination du Japon entre fin septembre et fin novembre 2010.

Cette fois, après le rachat de trois des cinq îles Senkaku par Tokyo, les manifestations antijaponaises ont gagné en étendue et puissance à partir du 11 septembre pour culminer le 18 septembre, jour anniversaire de l’incident de Mandchourie [3]. Par mesure de sécurité, de nombreuses entreprises japonaises ont suspendu leurs opérations pendant quelques jours. Le niveau de violence a été inédit avec des automobiles japonaises incendiées ainsi que de nombreux saccages d’entreprises nippones. Si les manifestations se sont calmées dès le 19 septembre, les firmes japonaises ont été écartées de certains contrats, menacées de grèves et des produits japonais font l’objet d’inspections douanières tatillonnes ainsi que de boycott des consommateurs chinois. D’ores et déjà, le coût économique de ce conflit est élevé pour le Japon.

Depuis 2007, la Chine est devenue le premier partenaire commercial du Japon et leur commerce bilatéral atteignait 345 milliards de dollars en 2011, soit 14% de plus qu’en 2010. La Chine représentait 20% des exportations japonaises en 2011, suivie par les Etats-Unis (15%) et l’Europe (13%). Elle est également le premier fournisseur du Japon avec une part de 22% des importations nippones (Europe : 11%, Etats-Unis : 9%). Le marché chinois joue donc un rôle central pour le Japon, mais la Chine en est également très dépendante.

Les retombées du conflit des Senkaku se font d’abord sentir au niveau des ventes d’automobiles japonaises en Chine, en chute libre en septembre : -49% [4] pour Toyota, -41% pour Honda, -35% pour Nissan. L’augmentation des ventes de Hyundai ou General Motors en septembre semble montrer que l’effet « boycott » a joué, indépendamment d’un ralentissement des ventes lié à la conjoncture chinoise déjà sensible en août. Par effet de domino, les équipementiers japonais implantés en Chine voient leur rythme d’activité baisser. Outre l’automobile, d’autres secteurs sont directement affectés comme l’électronique (Sony, Canon, Panasonic), la distribution, le commerce de détail et les autres services présents en Chine... Au Japon, le secteur du tourisme est atteint ainsi que les compagnies aériennes. D’après une estimation de JP Morgan [5], le boycott chinois des biens et services japonais pourrait entraîner une baisse de 0,8 points de la croissance japonaise au dernier trimestre 2012 et de 0,2 points en 2013 dans l’hypothèse de la poursuite de tensions bilatérales fortes
 
Bien que le Japon ne soit que le troisième partenaire commercial de la Chine, cette dernière n’a pas intérêt à envenimer le conflit. D’une part, ses chaînes de production sont trop interconnectées au Japon (composants, pièces détachées…) et les investissements directs japonais sont une importante source d’emplois (9,2 millions en 2005 [6]) et de transferts de technologie ; d’autre part, elle risque d’attiser la méfiance de ses partenaires asiatiques et occidentaux. En Chine, le changement de leader en novembre prochain pourrait permettre un apaisement du conflit diplomatique, et peut-être un abandon des mesures de rétorsion à l’égard des firmes japonaises. Toutefois, tant que le contentieux territorial des Senkaku n’aura pas trouvé d’issue acceptable pour les deux pays, des poussées périodiques de fièvre risquent d’empoisonner les relations sino japonaises.
 

[1] Taïwan revendique également la souveraineté sur les îles Senkaku.

[2]L’ECAFE (Economic Commission for Asia and the Far East) est une commission économique régionale de l’ONU fondée en 1947. En 1974, elle a été rebaptisée ESCAP (Economic and Social Commission for Asia and the Pacific).

[3] Le 18 septembre 1931, une section de voie ferrée de la société japonaise « Chemins de fer de Mandchourie du Sud » située près de Moukden (aujourd'hui Shenyang) fut détruite, vraisemblablement par des officiers japonais. Cet  attentat, appelé « incident de Mandchourie », fut attribué aux Chinois et servit de prétexte aux troupes japonaises pour envahir la Mandchourie du sud.

[4] Par rapport à septembre 2011

[5] Estimation du 9 octobre 2012, “China-Japan Ties Sour at IMF”, Financial Times, October 11, 2012

[6] Emplois directs et indirects créés, Ministère des Finances, « Japanese companies become protest targets in China », Jun Hongo, The Japan Times, September 18, 2012.

Environnement & Ressources Naturelles 
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